*article modifié le 8 février 2014, à 15.32
Cette semaine McGill sera placée sous le signe du féminisme, avec l’événement « Who needs feminism ? », du 3 au 9 février.. Plutôt que la question « Qui a besoin du féminisme ? » il aurait été intéressant de se demander « Qu’entendez-vous par ‘‘féminisme’’?» En effet aujourd’hui l’image de la féministe est bien trop occidentale. On se représente une blanche, un peu révolutionnaire, un peu masculine, qui scande des slogans en faveur de la contraception et du mariage lesbien par exemple. À l’inverse, on se fait rarement l’image d’une féministe portant le voile et qui se bat à coup de tweets pour que l’égalité promue par le Coran soit respectée. Pourtant, ces féministes existent et font de plus en plus parler d’elles sur les réseaux sociaux, dans les médias, et au travers des publications universitaires. Féministes islamiques ? Un autre genre ?
Un mouvement progressif
Le mouvement que nous appelons aujourd’hui « féminisme islamique » débute au 19e siècle avec le Réformisme islamique, et prend réellement ses racines au cours de la colonisation. À cette époque émerge « l’orientalisme », comme nous l’explique le professeur Rex Brynen, spécialiste à McGill du Moyen-Orient. Ce concept, c’est le fait d’appliquer aux populations orientales le stéréotype d’une culture « exotique », différente et « sauvage », pour mieux les dominer. Parallèlement, le temps de la colonisation est aussi celui de la mission civilisatrice de « l’Homme blanc ». Ainsi une vision particulière de la femme orientale naît : elle la montre comme étant extrêmement différente de la femme occidentale, et est régressive (même si au même moment en Grande-Bretagne la place de la femme dans l’ère victorienne était parfois d’autant plus inférieure).
Ces perspectives ont contribué à infantiliser la femme musulmane. Une raison pour laisser croire aujourd’hui que ces femmes ont besoin d’une émancipation « à l’occidentale » et pour qu’on ait du mal à comprendre le mouvement de ces femmes qui ne cherchent pas à se « libérer » de l’islam et du voile. Et ce fut une raison qui poussa ces femmes à défendre leurs valeurs culturelles comme une réaction politique.
Naît alors un type de féminisme que l’on appelle « fondamentaliste ». C’est Halleh Afshar, professeure en études des femmes, genres et sexualité, qui créa en Angleterre le concept, se rapportant aux femmes qui s’étaient mobilisées au sein de la révolution islamiste iranienne ou se battaient par exemple au côté du Hezbollah. Bien qu’elles ne défendaient pas les droits spécifiques de la femme et s’opposaient au féminisme occidental, Halleh Afshar les considère comme féministes car elles jouaient un rôle politique en société et clamaient leurs idées.
À l’automne quand les feuilles tomberont de ses branches, viendront-elles remplir les urnes et recouvrir la femme d’une nouvelle dignité ; ou s’inclineront-elles face au conservatisme salafiste qui pousse comme du chiendent ?
Une autre conséquence de la décolonisation a été la mise en place de politiques postcoloniales traditionnelles qui n’ont en aucun cas amélioré le sort des femmes. En reprenant leurs cultures et leurs valeurs, les dirigeants des nouveaux États arabes ont alors rejeté tout ce qui semblait être « occidental », comme des notions d’égalité des sexes ou de libération de la femme. Une déception pour ces femmes arabes qui s’étaient engagées et qui avaient cru en un renouveau de l’islam par son affirmation en politique. C’est à partir de là qu’un véritable féminisme islamiste arabe commence à se développer. Le discours des femmes pour l’islam se transforme alors en un discours des femmes dans l’islam. Et se différencie de l’Occident.
On remarque d’un côté un féminisme à l’occidentale qui recherche parfois l’émancipation de la femme par une grande dose de sécularisation. De l’autre des femmes qui se reconcentrent sur le Coran et en plébiscitent les messages égalitaires : c’est une forme de féminisme islamique.
Avec l’amélioration de l’éducation des femmes et la renaissance d’un discours réformateur de l’islam, les deux bourgeons différents commencent leur croissance. Ce sont deux branches qui vont grandir avec le rythme lent de la nature qui tente de réaffirmer sa grandeur jusqu’à l’apogée du printemps. Qu’en sera-t-il de cette plante grimpante du féminisme arabe ? Va-t-elle porter ses fruits en été ou pourrir sous le soleil chaud ? À l’automne quand les feuilles tomberont de ses branches, viendront-elles remplir les urnes et recouvrir la femme d’une nouvelle dignité ; ou s’inclineront-elles face au conservatisme salafiste qui pousse comme du chiendent ?
S’émanciper dans l’Islam
L’idée de féminisme islamique a été clarifiée par le livre du même nom écrit par la sociologue française Zahra Ali, qui décrit le phénomène comme un « mouvement transnational qui s’inscrit dans la continuité de la pensée réformiste musulmane ». Ces femmes qui redécouvrent le message de l’islam le réinterprètent à l’encontre d’une quelconque vision patriarcale et appellent à un retour aux sources de la religion et de la justice. Elles fondent donc leur idéologie féministe sur les textes sacrés, de façon réformiste. Ce réformisme peut être ‑traditionnel (en promouvant une égalité spirituelle mais des droits différents même si « équivalents »), radicale (en défendant une égalité fondamentale) ou libérale. Ce dernier type d’idéologie est le plus fréquent.
C’est un féminisme critique vis-à-vis du féminisme occidental qui laisse croire qu’on peut utiliser dans le monde musulman les mêmes modalités d’émancipations de la femme qu’en Europe. Le féminisme islamique s’attache plutôt à la vision philosophique et éthique des textes de l’islam. Plutôt que de suivre l’interprétation sexiste des textes sacrés utilisée dans un grand nombre de pays musulmans, ces femmes y trouvent un message d’égalité et de respect pour la femme. Car comme l’explique Zahra Ali « l’égalité est au fondement de la religion musulmane ». Cet argument émane de l’idée de Tawhid (monothéisme musulman) qui démontre la gravité de la domination de l’homme sur la femme, qui est semblable à l’appropriation d’une autorité qui n’appartient qu’à Dieu. Et il est vrai que si on cherche quelque peu à comprendre les messages de la religion musulmane, la revendication féministe y a toute sa place.
Cet argument émane de l’idée de Tawhid (monothéisme musulman) qui démontre la gravité de la domination de l’homme sur la femme, qui est semblable à l’appropriation d’une autorité qui n’appartient qu’à Dieu.
Comme l’explique Sara L. Parks (Directrice du Chaplaincy McGill et étudiante au doctorat en Études religieuses): bien que comme pour les autres grandes religions monothéistes, les textes sacrés musulmans soient en un certain sens « patriarcaux », car ils représentent les aspects de leur époque d’origine (soit le 7e siècle pour le Coran), on peut tout de même les interpréter d’une façon assez féministe. Déjà à travers le Tawhib, mais aussi par l’histoire de la Révélation Coranique. Par exemple Um Salama, une des épouses du prophète demandait déjà pendant l’époque de la Révélation que l’islam s’adresse aux femmes. C’était donc en quelque sorte un premier pas pour le féminisme islamique.
Les actions des féministes islamiques consistent en la révision de la jurisprudence et des textes musulmans pour en extraire le sexisme, en la relecture de l’Histoire islamique avec une perspective féminine, et en l’élaboration d’une pensée féministe pour l’égalité des sexes et la justice. Ces revendications passent par la promotion et la réforme de l’égalité et des droits dans les sociétés musulmanes, et par la création d’une élite intellectuelle (maîtrisant les études islamiques pour être des véritables actrices du changement).
Présentes pendant le Printemps arabe par exemple, ces femmes continuent aujourd’hui de s’activer sur les réseaux sociaux, comme Twitter et son fameux «#lifeofamuslimfeminist » (#vieduneféministemusulmane), et aux travers d’associations comme Women living under Muslim law (Femmes sous lois musulmanes), un réseau de solidarité international. Elles sont surtout très impliquées dans le monde universitaire car le principe du féminisme islamique est d’appliquer les sciences sociales aux études islamiques.
Tout cet engagement prend place aussi en-dehors du Moyen-Orient. Montréal en est le parfait exemple : on peut trouver dans chacune des universités de la ville des cours liés à ce sujet. À McGill, il y a par exemple le cours « Women in contemporary Middle East » (« Les femmes dans le Moyen-Orient contemporain »). Des colloques sont organisés. Et quelques figures populaires fleurissent, comme Dalila Awada, surtout en ce temps de débat à propos de la Charte des valeurs. Cette dernière est une étudiante de Montréal qui nous a expliqué lors d’une entrevue son engagement féministe pour que toute femme puisse « disposer de son corps comme bon lui semble » et qu’elle ne soit pas « réduite à son habit, qu’il soit religieux ou pas ». Mais ce mouvement émane surtout des intellectuels de la classe moyenne, et échoue à représenter pleinement les problèmes quotidiens de la femme musulmane. Il peine donc actuellement à trouver un soutien populaire pour donner assez d’envergure à ses messages.
Un clivage idéologique
L’idéologie des féministes musulmanes est complètement différente de celle des féministes Européennes ou Nord-Américaines de par son rapport à la religion. Les féministes du Nord se battent contre l’influence de la religion sur leurs droits. C’est le cas des Femens (cette association internationale originellement formée en Ukraine dont le mode de fonctionnement est basé sur l’utilisation de leur corps comme outils de combat) qui manifestent les seins nus avec des slogans en peinture de guerre. C’est aussi le cas des féministes espagnoles qui se battent actuellement pour la survie de leur droit à l’avortement menacé par le conservatisme religieux du président du gouvernement Mariano Rajoy. Cela correspond à une vision qui suit les valeurs occidentales de libération par la sécularisation.
À l’inverse, pour les féministes islamiques, il s’agit de « défendre l’islam et l’islamité de leur engament pour les droits des femmes », comme l’explique Zahra Ali. Ce point est sûrement celui qui inspire le plus d’incompréhension et de rejet dans nos sociétés. Ainsi une activiste du mouvement Femen, Neda Topaloski, nous a expliqué qu’il était selon elle impossible que des femmes se prononcent féministes tout en défendant la religion. Les deux sont pour elle incompatibles car les religions sont misogynes par les textes et par les institutions. L’islam, mais aussi la plupart des autres religions, représenteraient l’asservissement historique de la femme.
En effet, le but de ces femmes n’est pas seulement de se libérer de la subordination masculine, mais aussi de la vision raciste et supérieure des occidentaux. Leur combat pour le port du voile comme un choix ou la promotion de l’islam familial témoignent de cette nécessité d’affirmer leur distinction et de « vivre leur féminité à leur façon ».
Ce mouvement de femmes musulmanes serait donc vertueux dans son objectif d’améliorer le cas des femmes ; mais ne correspondrait pas à un véritable féminisme car il ne chercherait pas à se libérer des dogmes inégalitaires de la religion. Une Femen portant le voile ne serait alors pas envisageable car selon ces dernières le port du voile est un symbole de soumission de la femme (ne s’appliquant de façon arbitraire qu’au sexe féminin). Cela jurerait avec leur fameuse couronne de fleur et leurs seins nus : « l’habit de l’insoumission ».
Les féministes islamiques affirment justement cette différence et souhaitent aussi à travers leur combat marquer leur indépendance vis-à-vis des féministes occidentales. En effet, le but de ces femmes n’est pas seulement de se libérer de la subordination masculine, mais aussi de la vision unilatérale, méprisante et supérieure des occidentaux. Leur combat pour le port du voile comme un choix ou la promotion d’un islam centré sur la famille témoignent de cette nécessité d’affirmer leur distinction et de « vivre leur féminité à leur façon ».
Cette coupure avec les formes de féminisme plus habituelles suscite alors des critiques par les médias occidentaux. Ceux-ci y voient souvent une façon d’isoler le mouvement du féminisme islamique pour les affaiblir ; ou même une promotion cachée de l’idéologie politique islamiste. L’assimilation des féministes islamiques à des « marionnettes » des islamistes est une véritable question pour certains. Un véritable moyen de leur faire perdre toute légitimité aussi.
À entendre ces critiques et ces incompréhensions, on en conclut que les occidentaux ont un problème de généralisation. En effet le contexte dans les pays musulmans, les politiques vis-à-vis de l’islam, la place des femmes dans la société, l’intensité de leur combat, la présence d’une répression, l’idéologie du féminisme, le vison de l’occident, les actions et les mouvements varient largement entre les différentes régions du « monde musulman ». Une région qu’on ferait mieux de ne pas appeler comme tel. Car à force de ne pas en comprendre les nuances en cache la lumière. Et dès lors nous ne pouvons en aucun cas saisir la force de cette lueur, celle du chemin vers une nouvelle dignité.