Jusqu’au 5 avril, au Théâtre d’Aujourd’hui, vous mettrez les pieds à l’Armée du Rachat, organisme de bienfaisance qui récupère des objets as is pour leur donner de nouveaux maîtres. On y récupère aussi des âmes, as is, et on les réhabilite pour qu’elles redeviennent maîtresses d’elles-mêmes. Dès l’entrée au théâtre, le spectateur est curieux de s’installer dans la salle pour regarder As Is (tel quel) de Simon Boudreault, montée par l’équipe de Simoniaques Théâtre.
On pénètre donc dans la salle, et le voilà, cet univers de la bienfaisance, as is : un immense tas d’objets touche le plafond et des vêtements sont éparpillés au hasard sur les chaises des spectateurs. C’est l’univers glauque des trieurs, un sous-sol sans lumière, où l’on trébuche, où l’on ramasse, où l’on trie pour jeter bien plus que pour sauver.
Saturnin (Jean-François Pronovost) incarne la jeunesse intellectuelle idéaliste. Ce bon étudiant de philosophie politique s’enrôle dans l’Armée de Dieu, heureux de contribuer à une Bonne Cause. Seulement, l’intégration dans le milieu de travail ouvrier ne se fera pas sans heurts.
Simon Boudreault s’est inspiré de son propre expérience comme « trieur de cossins » à l’Armée du Salut. L’auteur se souvient de l’étudiant intellectuel de 18 ans qu’il était, confronté à des codes d’un milieu qu’il connaissait peu. « Devant un geste gentil, si c’est hors de tes codes, tu te demandes pourquoi les gens font ça », dit-il dans une entrevue accordée à La Presse. En effet, Saturnin aborde son nouvel emploi avec plein de bonnes intentions, mais il se bute à la méfiance de ses collègues. Le gentil fait-il toujours le bien ? La gentillesse serait-elle un luxe que seuls ceux d’une certaine classe sociale peuvent se permettre d’exhiber ?
Saturnin rencontre Suzanne (Marie Michaud), trieuse à l’Armée du Rachat depuis 37 ans. Son fils Pénis (Patrice Bélanger) y travaille aussi, et bien qu’elle ne l’aime plus, elle craint tout de même qu’il entame une vie sans issue comme la sienne. Diane (Geneviève Alarie) a horreur de sa propre propension à tout casser, elle qui a déjà brisé sa vie par la drogue et la prostitution. Johanne (Catherine Ruel), quant à elle, est mère de trois enfants, enceinte d’un quatrième, et se demande comment continuer à faire vivre sa famille grandissante et convoite ainsi un chaudron dans le tas d’objets à trier. Les trois actrices nous livrent sans fard le destin des femmes qui entament chaque jour de travail sans fierté, sans espoir de s’en sortir, et qui sont pourtant incapables d’observer avec indifférence leur lente mort sociale.
Tout microcosme se dote d’une hiérarchie. Ici le boss du sous-sol, c’est Tony (Denis Bernard), et tous ses employés rêvent d’une place au-delà du sous-sol. Pour se rassurer de ne pas être au plus bas des sous-sols, ils se cherchent quelqu’un à rabaisser. L’homme tout désigné est Richard, en désintox (Félix Beaulieu-Duchesneau), qui « donne du temps » pendant sa réhabilitation sociale. Quelle réhabilitation, peut-on se demander, quand sa réinsertion sociale commence par être l’exclu dans l’Armée de Dieu ?
Les personnages nous dévoilent une partie d’eux-mêmes à travers une quinzaine de chansons aux paroles délicieuses. Trois musiciens accompagnent les personnages sur scène pour donner la note juste à tous les accords de la frustration et du dépit.
As Is (Tel Quel) nous livre la vie des trieurs d’objets épars, telle quelle. En même temps, cette pièce pose des questions dérangeantes par rapport au triage quotidien qui a lieu dans notre société, le triage des êtres humains épars que nous sommes. Qui d’entre nous ira au rebut, indigne d’être racheté ? Et pour ces indignes-là, la gentillesse des autres suffit-elle à les sauver ?