La santé, le souffle, ce sont des qualités de sportif, de bienheureux, de crétin radieux, tellement en forme qu’il ne sent rien quand il se brûle et que tout brûle avec lui.
Éric Chevillard – l’auteur, le narrateur, l’homme… peu importe – écrit cela, à un quelconque degré, dans Le désordre Azerty, publié en janvier aux Éditions de Minuit. La parution d’Azerty est accompagnée d’encensement universitaire : un quatuor de gros canons (B. Blanckeman, T. Samoyault, D. Viart, P. Bayard) signent Pour Éric Chevillard, couronnant l’œuvre obstinée, prolifique et régulière menée par l’auteur depuis Mourir m’enrhume en 1987.
De concert, Le Magazine littéraire compare Chevillard à une proverbiale « tortue » qui, implicitement, a fait son chemin et triomphé parmi tant de lièvres littéraires. D’une « assiduité maniaque », l’auteur du blog L’Autofictif, sur lequel il écrit chaque jour depuis 2007, est marié à l’écriture, dévoué corps et âme à sa pratique, et presque par défaut : « Comment peut-on ne pas écrire ? Cette aptitude, pourquoi ne l’ai-je pas reçue ? ». Chevillard dirige une œuvre archétypale et chantée comme telle à une époque paradoxalement réservée parce qu’inondée, mais toujours assoiffée de dignes idoles.
Faisons un exemple. En octobre 2000, un Éric de Québec écrit ceci dans une lettre à un quotidien de renom qui décide que cela vaut la peine de la publier :
En quoi est-il moins méritant de remporter […] le marathon que le 100 m ? Il semble qu’il y ait une différence puisque […] les épreuves de courte distance semblent avoir une « aura » que les autres n’ont pas. […] Hypothèse d’explication… Les pays industrialisés […] sont les champions des produits de consommation « vite produits, vite consommés, vites oubliés ». Tout ce qui prend du temps n’est pas rentable.
Comme tant d’autres, la lettre a l’effet d’un caillou jeté dans le Grand Canyon : aucun remous notables dans la médiasphère. Les années passent. Aujourd’hui, la course à pied de longue distance connaît un engouement sans précédent. En 2013, il n’a fallu que quelques semaines après le sinistre attentat du marathon de Boston pour que l’organisation de la course annonce qu’elle acceptera les inscriptions de 9000 coureurs supplémentaires pour 2014. Me référant à mon propre quotidien, je constate l’impressionnante étendue de la popularité de cette activité : ma mère s’y est mise. Elle a dit « je vais préparer un marathon » comme l’on dit « je vais écrire un blog. »
Le désordre Azerty n’est pas un roman. Le type de clavier qui y donne son nom est aussi ce qui détermine la forme de cet abécédaire autofictif. Chaque plateau est chapeauté d’un mot dont la première lettre correspond à une touche : ASPE, ZOO, ENNEMI, RENTRÉE, THÉORIE, YEUX, etc. C’est une contrainte formelle assumée : il s’agit de tracer un parcours et de le suivre, de s’y soumettre.
Dans l’avant-propos du premier tome de L’Autofictif, (Pourquoi pas publier une version papier de son blog ? Le comble !) Chevillard dit livrer la « chronique nerveuse ou énervée d’une vie dans la tension particulière de chaque jour. » Il rythme son débit à l’aide du métronome de son cycle circadien. À chaque jour son billet. Avide oulipien, la tension que procure une contrainte claire catalyse son œuvre. Comment écrire si l’on peut écrire n’importe quoi n’importe quand ? Balisons, et constatons la pression monter dans les canaux : le courant reprend sa mesure. C’est peut-être une réponse toute naturelle à un sentiment de perte, de multitude, de dédales offrant une prolifération d’issues équivalentes… de rhizome.
Le souffle, la santé peuvent bien être des qualités de « crétin radieux », des hordes de pieux marathoniens qui prennent la décision de « marathoner » les yeux pleins d’eau et de défiance. Pourtant, ces caractéristiques s’appliquent à merveille l’œuvre assidue et mesurée de Chevillard. Voilà de quelle genre de subtilité est composée la satire de cet auteur : cynique, auto-dérisoire, mais universelle.