La Der des Ders — neuf millions de soldats morts et presque autant de civils — voilà le sujet que s’est choisi le Player’s Theater pour le deuxième spectacle de sa saison théâtrale. La pièce, intitulée Oh, What a Lovely War tombe à pic. Nous célébrons en effet cette année le centenaire de la première boucherie internationale du 20e siècle.
Le sujet est vu, revu, épuisé. Tous les héros ont parlé, et pour preuve, on est même passé aux animaux. Après le Cheval de Guerre de Michael Morpurgo nous est venu le chien au Collier Rouge de Jean-Christophe Rufin. Au milieu des hommages cependant, il reste un éternel inconnu, c’est le soldat. Irlandais, Français, Prussien, Canadien ou Anglais, il est le personnage principal de cette pièce. Autour de lui gravitent officiers, généraux, maréchaux, munitionnettes, vendeurs d’armes et autres acteurs de la Guerre Totale. C’est pour lui que la metteure en scène anglaise Joan Littlewood prit la décision en 1963 de monter une pièce à partir de chants et de situations authentiques des tranchées. C’est pour lui qu’une dizaine de Pierrots, boutonnés et fraisés selon la règle, prennent cette semaine d’assaut les planches, sous la direction de Connor Spencer.
La troupe est joviale, attachante et festive. Le spectateur a à peine le temps de s’installer qu’ils jouent et chantent déjà, accompagnés de trois musiciens. Un des Pierrots s’avance, il semble être le chef d’orchestre. On l’appelle Annie, comme dans la vraie vie ses amis l’appellent Annie Neil Choudhury. Avec l’exubérance due à son rang, il lance le spectacle — une série de saynètes de la Première Guerre mondiale, tirées de faits réels et rythmée par autant de chants d’époques (des traditionnels du 20e siècle parodiés par les soldats).
Tout est dit, ou presque : l’assassinat de François Ferdinand ; le fol engrenage des alliances ; la mobilisation ; le front et l’arrière ; l’enrichissement des uns et la misère des autres ; l’incompréhension ; la folie ; le non-sens et la mort. On passe d’un camp à l’autre avec la rapidité d’un coup de Lee Enfield Mark III. Des cubes en bois, disposés ça et là, permettent de créer les décors nécessaires. Le rythme est bon, la performance est juste et l’on rigole avec ces pitres. On se moque allègrement de la situation, du caractère des peuples, allégorisés avec l’excès qu’il convient. Mention toute spéciale à la France, représentée par une Clara Nizard d’un snobisme et d’une arrogance inégalables et inégalées.
Il faut dire qu’elle y va fort aussi, se prenant carrément à jouer en français dans cette pièce anglaise. Pardonnons-la, car elle n’est pas la seule ; bientôt, c’est de l’allemand qu’en entend ! Et c’est là toute la force de Oh, What a Lovely War : mélanger les langues, les situations et les tonalités. Au second acte tenez, le satirique prend de la profondeur. Lors de la fameuse trêve de Noël 1914, les Anglais répondent de leur tranchée à la « StilleNacht » allemande par un joyeux « Christmas Day in the Cookhouse ». Le feu reprend, plus grave que jamais, les Pierrots nous font dérailler. Peut-on rester de marbre lorsqu’on entend « Adieu la vie », chanson contestataire des mutins français de 1917 ? « Ah Dieu ! que la guerre est jolie/Avec ses chants ses longs loisirs », Apollinaire avait tristement raison d’en médire.
Puisque l’Histoire s’écrit, puisqu’elle est le fruit d’un discours officiel, justifiant toutes les incohérences et les atrocités — discours martelé dans les salles de classe jusque dans nos assemblées. Alors « Oh, What a Lovely War » joue un rôle capital. Comme Les Croix de Bois de Roland Dorgelès, comme C’était la guerre des tranchées de Jacques Tardi, elle permet de faire revivre la mémoire anonyme de milliers d’hommes dont le seul souhait était de rentrer à la maison.