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Bordeleau veut sauver le commun

Le Quartanier publie le denier essai d’Erik Bordeleau.

Mahaut Engérant

« L’Union soviétique se concevait bel et bien comme un État où seule la philosophie gouvernait ». L’aventure communiste aujourd’hui finie a‑t-elle eu le sort qu’elle méritait ? C’est tout dû moins la question que se pose Erik Bordeleau, dans son essai Comment sauver le commun du communisme?. Docteur en littérature comparée, spécialiste des thèmes de l’anonymat et de la politique dans le cinéma chinois, Bordeleau dévoile un constat esthétique du communisme et entreprend de sortir le « commun » de celui-ci pour l’intégrer dans un monde où « l’individu est roi » Publié aux éditions Le Quartanier, divisé en 5 chapitres et long de 200 pages, cet essai propose une lecture dense, complexe et riche qui mérite (votre) lecture.

Afin de comprendre la pensée de Bordeleau, il faut tout d’abord dissocier « esthétique socialiste » des régimes communistes du siècle dernier. Cet essai ne vise absolument pas la réhabilitation des crimes perpétrés sous les régimes communistes. Il s’agit ici d’un bilan philosophique et artistique où l’art sert d’outil permettant la critique, la remise en question et le diagnostique du système-monde actuel. Bordeleau juge le capitalisme libéral malade ou du moins souffrant d’une « précarisation existentielle » où les valeurs étendards seraient celles de « la valorisation permanente de soi » et de la productivité. 

Ainsi, Bordeleau s’en va plonger le lecteur dans une immersion artistique plutôt rafraichissante au vu d’un sujet assez pondéreux. Il y met l’accent sur son domaine de prédilection, le cinéma chinois, effleure le théâtre avec Crisis in the Credit System de Melanie Gilligan, touche à Mai 68 et à l’émulsion critique qui en émane. Quant à l’art en lui-même, Bordeleau l’envisage comme « réfractaire aux enrôlements, qu’ils soient de gauche ou de droite ». Celui-ci dénonce l’instrumentalisation de l’art comme outil politique pendant la Guerre Froide, où « la production culturelle est réduite au statut d’outil ». Le but de cette guerre est de faire croire que son art est le plus libre. L’essence même de ce combat est philosophique, quel est l’art le plus libre ? Le « réalisme socialiste » ou « l’expressionnisme » ? 

Le problème du communisme c’est peut-être les communistes ; « Sartre disait qu’il n’y a pas de différence entre un amour imaginaire et un amour vrai, parce que le sujet est par définition ce qu’il pense être, étant sujet pensant ». L’humanité apparaît comme un simple matériau modulable sous n’importe quelle forme peu importe les antécédents historiques dont elle est sujette. « Tant que les communistes cultiveront l’idéal d’être détachés, ils ne sauront aborder la question des biens communs, ils ne seront pas communistes ». 

Pendant ce temps-là, au sein du capital, l’humain devient un chiffre dans la matrice. Le « potentiel humain n’est jamais envisagé qu’en vue de son actualisation dans une vie productive et réussie », l’attrait réside dans la « multitude de possibilités existentielles qu’il laisse miroite ». L’environnement devient « un espace jeu » où tout n’est plus qu’occasions à saisir et ressources à optimiser pour l’individu. 

Finalement, où se trouve ce commun ? À la fin de son essai, Bordeleau nous raconte les ateliers philosophiques pour enfants qu’il a pu organiser pendant ses études doctorales. Il explique aux élèves d’une école primaire montréalaise que les cerveaux humains (comme les ordinateurs) « peuvent attraper des virus », la philosophie devient « l’antivirus du langage ». Puis après quelques histoires il leur demande de trouver ensemble une définition de la philosophie. Un élève commence par « se concentrer », un autre ajoute « ensemble » puis un dernier s’écrie « mutuellement » Derrière les grandes débandades politiques, le commun est en chacun de nous, il s’entretient en philosophant tous les jours, peu importe où.


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