Qui, parmi les étudiants du DLLF (Département de langue et littérature françaises, ndlr), n’a pas eu cette discussion autour des romans qu’on aime bien, mais à propos desquels on n’avoue pas toujours qu’ils ont constitué l’une des premières sources de notre amour pour la littérature ? Parmi ces fameux romanciers plus ou moins snobés par la recherche académique, Dumas occupe une place à part. Apprécié pour avoir été l’un des pères du roman historique français, à force de relectures et d’adaptations plus ou moins réussies, il soulève ponctuellement cette question fatale. S’agit-il, malgré tout, d’une littérature « de gare » ?
Au théâtre Denise-Pelletier joue présentement une adaptation des Trois mousquetaires qui fait décidément pencher la réponse à cette question vers le oui. Bon ; passons à côté de la piètre performance d’une Milady de Winter (Stéphanie M. Germain) qui scandait toutes ses répliques d’un même ton, qui se voulait mi-sexy, mi-menaçante sans réussir à produire aucun de ces deux effets. Je reconnais qu’il pouvait être difficile pour les acteurs de produire une bonne impression dans la mesure où, les répliques étant le plus souvent directement tirées du roman, on pouvait aisément comparer leur interprétation à celle qu’on avait déjà appréciée dans d’autres versions comme celle que propose le film de Stephen Herek (1994). Malgré tout, certains acteurs se sont mieux débrouillés que d’autres, et il est vrai que les touches burlesques ont été particulièrement appréciées du public, qui a beaucoup ri lors de l’apparition de Louis XIII (Philippe Robert) en costume de bal, la tête surmontée d’un panache d’orignal. Enfin, ce qui a arraché le plus d’applaudissements, ce sont certainement les bouffonneries de Planchet (Claude Tremblay), ce valet de d’Artagnan qui nous était présenté dans une interprétation qui le situait à mi-chemin entre les Fourberies de Scapin et la Commedia dell’arte.
Toutefois, l’ensemble eût sans doute été plus réussi si le choix d’opter pour une esthétique burlesque avait été assumé jusqu’au bout. Au lieu de cela, le metteur en scène Frédéric Bélanger — à qui l’on doit également l’adaptation du roman — a choisi de superposer les scènes grotesques à des épisodes larmoyants, pathétiques et sentimentaux sans leur apposer le moindre vernis ironique ; raison pour laquelle il m’a semblé que cette adaptation édulcorée ressemblait somme toute à une version pour enfants des Trois mousquetaires.
Et pourtant, je n’ignore pas que le triomphe du théâtre romantique précédait déjà de plus d’une décennie la parution des Trois mousquetaires en feuilleton (mars-juillet 1844), et que ce roman a très certainement été influencé par l’esthétique « du grotesque et du sublime » qu’exposa Hugo dans la préface à Cromwell (1827). C’est pourquoi, en un sens, il n’est pas faux de déclarer qu’une telle adaptation était effectivement « fidèle à l’œuvre », car elle s’inscrit très certainement dans cette lignée issue des comédies larmoyantes que défendait déjà Diderot au siècle précédent. Et malgré tout, comment se fait-il que je n’ai pas pu m’empêcher de voir Mickey, Donald et Dingo dans leur version d’Athos, Portos et Aramis ? Serait-ce parce que l’on peut véritablement considérer que la version animée de Disney constitue elle aussi une adaptation « fidèle » de l’œuvre de Dumas ?
Je crois que ce qui rapproche le plus la version Disney de celle de Bélanger, c’est la forte impression d’un « nivellement vers le bas » qui se produit dans un cas comme dans l’autre. En effet, bien que le metteur en scène ait déclaré avoir représenté des scènes comme celle de la mort de Constance Bonacieux pour ne pas « embellir les événements », on ne peut s’empêcher de remarquer qu’il fait de cette dernière l’unique maîtresse de d’Artagnan, oubliant de ce fait que le personnage de Dumas ne vivait guère selon les idéaux chevaleresques au point de refuser de coucher avec plusieurs femmes. De tels choix nous invitent à penser que la lecture de l’ouvrage a sans doute été effectuée au premier degré, et à déplorer ce fait, qui n’est pourtant pas étonnant lorsqu’on sait que le public s’est levé pour acclamer Dumas dans sa version Disneyisée. Comme quoi on n’est pas prêts de sortir de la gare.