Réguler, s’entendre, s’accorder et rendre justice… Comment enseigner le droit au Québec, où confluent deux systèmes juridiques issus de traditions différentes ? L’Université McGill est un exemple de ce mariage entre deux traditions, deux cultures et surtout deux langues. Puisque le droit façonne en partie l’opinion publique, il semble légitime de se pencher sur cette question qui conjugue enseignement et justice au pluriel des langues officielles.
Bijuridisme, double diplôme
La faculté de droit de McGill propose un double diplôme (BCL/LLB) enseigné en deux langues et destiné aux deux systèmes de droit, à savoir le système de common law d’inspiration britannique et le système de droit civil d’héritage français. C’est ce qu’on appelle le bijuridisme, système qui existe également aux États-Unis pour l’État de Louisiane ou encore au Royaume-Uni pour l’Écosse. On le définit comme la coexistence de deux systèmes juridiques dans une société, reflétant deux types de valeurs et de raisonnements. Les étudiants en droit de McGill doivent étudier les fondements de ces deux traditions, ce qui est censé les préparer à travailler au Québec, mais aussi dans le reste du Canada. D’après le professeur Robert Leckey, directeur du Centre Paul-André Crépeau de droit privé et comparé, c’est une richesse d’apprendre deux types de raisonnements, « c’est comme deux écoles de philosophie qu’on étudie dans un même cours ». Il ne faut pas voir la cohabitation bijuridique de façon binaire, mais comme l’intégration de deux courants. Les deux traditions juridiques sont en fait fondamentalement différentes, dans leurs origines mais aussi dans leur fonctionnement.
Visions divergentes, question d’héritage
Progressivement élaborée depuis 1066 en Angleterre, la common law repose sur un raisonnement inductif, une démonstration empirique basée sur la jurisprudence et les cas antérieurs, un projet qui visait premièrement à uniformiser le droit britannique. À l’opposé se trouve la tradition civiliste d’inspiration française, descendant du droit romain, qui repose sur un raisonnement déductif, rationnel et théorique. En 1760, lorsque les colonies françaises du Canada deviennent britanniques, les Anglais y instituent des lois intégralement issues de la common law. Inquiets, les habitants de la Nouvelle-France réclament le retour aux lois d’inspiration française et réussissent à regagner une partie de ce système dans l’Acte de Québec de 1774. À partir de ce moment, le droit privé au Québec est régulé par le droit civil français, alors que le droit public reste régit par la tradition juridique britannique. La loi constitutionnelle de 1867 permet de confirmer le partage des compétences juridiques entre les provinces et l’autorité centrale. Il est décidé que le droit privé sera régulé en grande partie par les provinces alors que l’État fédéral régulera principalement le droit public et une partie du droit privé. Alors que les autres provinces du Canada sont régies intégralement par la common law, le Québec conserve ainsi partiellement son système civiliste.
Professeur de droit public et constitutionnel à l’UQAM, Rachel Chagnon illustre cette différence avec le précepte de bon voisinage. Elle explique qu’en droit civil, un avocat aura un raisonnement en entonnoir qui part du principe qu’un bon voisin ne doit pas tailler la haie de l’autre et peaufinera ensuite sa théorie en utilisant des exemples plus précis. Un avocat de « common law » ira chercher la décision de justice dans les annales sur laquelle il reposera sa ligne de défense, arrivant au même résultat que son collègue civiliste, mais par un raisonnement inverse. Selon Rachel Chagnon, c’est par l’organisation de la pensée juridique, la façon d’apporter la défense et celle de poser les arguments de plaidoirie que les avocats de common law et les civilistes se distinguent.
D’après Robert Leckey, même si les termes juridiques diffèrent fortement, cette intégration est le symbole d’une unité dans la vie sociale canadienne. Plus que des systèmes juridiques divergents, le professeur voit ces raisonnements comme deux langues qui se complémentent. C’est donc, d’après lui, un véritable atout et une force pour les futurs avocats que de connaitre ces deux façons de raisonner, ce qui constitue l’avantage de McGill sur les autres universités.
Conception ad hoc
Comprendre les deux traditions juridiques est donc un avantage dans la mesure où cela donne aux étudiants la possibilité d’envisager leurs cas avec deux raisonnements, et donc potentiellement de voir des solutions qu’un autre avocat n’aurait pas envisagées. Michaël Lessard, étudiant de la faculté de droit de McGill et rédacteur en chef du journal web Point De Fuite, explique que le fait de se concentrer sur les deux systèmes juridiques en même temps permet d’étudier les grands principes plus que les détails. « On n’apprendra pas tous les articles avec autant de profondeur qu’eux le font » dit-il, en se comparant aux étudiants d’autres universités. Il ajoute qu’à McGill, on fait plutôt des débats d’idées, on explore les grands principes du droit, ce qui aide à acquérir certaines facultés d’analyse, de réflexion et une richesse intellectuelle. Malgré le concours de plaidoirie auquel McGill participe régulièrement, les cours magistraux n’offrent pas beaucoup d’expérience professionnelle, elle doit donc s’acquérir en cherchant des stages à l’extérieur. « Être trop technique, c’est passer à côté de l’essence du métier d’avocat. Je ne suis pas là pour me préparer au Barreau, je ne veux pas de pré-marché du travail » déclare M. Lessard.
Un angle mort ?
Le manque de pratique serait la faiblesse de la faculté de droit de McGill, l’intellectuelle qui prône l’enseignement par les grands débats d’idées. Il y a une forme de « snobisme de la part des facultés plus anciennes » dénonce Rachel Chagnon. Selon elle, pour former un bon avocat et lui apprendre à réfléchir en juriste, il faut un équilibre entre la connaissance des origines du droit et la compréhension détaillée des articles pour être en mesure de décortiquer le code. À l’UQAM, la pratique du droit est mise en avant au moyen de stages, d’activités. Selon Rachel Chagnon, il n’est pas nécessaire d’avoir un double diplôme pour devenir juriste au Québec puisque les étudiants touchent à la common law en droit public. « Beaucoup de nos étudiants restent au Québec », soutient-elle.
Il n’est pas sûr que les diplômés de McGill, leurs LLB/BCL en poche, passent l’examen du Barreau du Québec. D’après Robert Leckey, près de la moitié des étudiants en droit à McGill viennent de l’extérieur de la province, et n’ont donc pas forcément tendance à y rester. Selon Michael Lessard, même si le programme LLB/BCL est enseigné de façon bilingue, certains étudiants anglophones peuvent s’en sortir sans parler un très bon français, et ne resteront sans doute pas au Québec pour y exercer la profession d’avocat.