« L’Adagio pour cordes de Samuel Barber est ce soir dédié aux victimes de l’attentat de Charlie Hebdo en France », indique le haut-parleur. Ainsi le thème est donné : il faudra jouer pour se souvenir, écouter pour commémorer ceux tombés sous la barbarie. Du 13 au 15 janvier, l’OSM revêt Barber et Bartók (deux de ses concertos présentés pour le délice du public) d’habits d’humanistes, d’humanisme.
En guise d’amuse-bouche, c’est Léonard Bernstein qui lance la marche, avec son ouverture de Candide, opérette inspirée du conte philosophique éponyme de Voltaire. Une marche, c’est le mot : les cuivres se lancent, hurlent en rythmes saccadés, couvrant la voix criarde des violons, faisant trembler les murs de l’auditorium. Harmonieux, fort, c’est le chant de la victoire qui rugit. Après la nostalgie qu’évoque la mort, c’est l’espoir qu’évoque l’avenir. Marchons en rythme, vite, tandis que le crescendo monte – le chef d’orchestre, Kent Nagano, en devient fou. Le public, aveuglé, suivra.
Suite à cette tempête s’installe Augustin Dumay, illustre violoniste, qui interpréte le Concerto pour violon no 2 de Béla Bartók. Bartók n’est pas ici par surprise. Loin de ses prouesses musicales, où l’atonalité se fait harmonique et où l’hideux apprivoise les sens, Bartók est avant tout un forcené. Révolté contre le régime autoritaire nazi qui prend ses aises dans sa Hongrie natale, il émigre aux États-Unis en 1940. Compositeur ignoré du grand public occidental (il est par ailleurs pianiste virtuose), sa nation abattue, ses œuvres perceront trop tard.
Ce soir, à l’OSM, jouer Bartók est presque logique en vue du contexte. Sans attendre, la musique torturée s’impose. Une violence inouïe ; où sont donc les harmonies tonales de Debussy, dont Bartók se dit pourtant admiratif ? Dumay fait des prouesses : sous l’écrin de son archet volent des notes affreuses, un haut-le-cœur parcourt le public. Sera-ce bientôt fini ? Tandis que l’orchestre se distingue en groupes d’instruments indépendants, ce sont les rythmes de Stravinsky, son Sacre du Printemps avant tout, qui nous viennent à l’esprit. Inattendus, alogiques, contre-intuitifs.
Mais dans la cacophonie ambiante (pourtant si contrôlée, si minutieusement analysée), la sage voix du compositeur américain Charles Yves, contemporain de Bartók, prend tout son sens : « La beauté musicale est trop souvent confondue avec une harmonie qui invite l’oreille à se prélasser. » La musique de Bartók, au contraire, est puissante ; dans le désordre, l’ordre est établi. Il fallait une parfaite atonalité pour comprendre l’unité de l’orchestre. Dumay, Nagano et l’OSM rendent à la partition sa vitalité escomptée : l’oreille est toujours en éveil, un chef‑d’œuvre est ici signé.
Bartók reviendra plus tard dans la soirée, lors de son Concerto pour orchestre en cinq mouvements. Au rythme de la mélodie est racontée l’histoire d’un couple qui se rencontre et qui s’aime. Mais l’amour a ses obstacles, ses triples croches et ses assonances, ses tonitruances et ses contretemps. L’orchestre, ce jeudi 15, est un couple ; le concerto, une vie.
Barber ne conclut pas le spectacle – il est joué après l’entracte. Il n’est pas le socle de la soirée, mais lui non plus n’est pas là par hasard. Barber, par son orchestre à cordes, appelle à la réflexion. Ses violons, ensemble, maintiennent la même harmonie, lente et langoureuse. Les altos, violoncelles et contrebasses font de même : entre deux longs silences, c’est le chant de l’union qui transperce l’auditorium. Ce Concerto pour cordes n’a ni la vivacité ni la férocité que Bartók a le don de mettre en musique. Il serait sot, néanmoins, de ne pas lire dans les si nombreux silences de Barber la force du souvenir et une déferlante d’optimisme. L’hommage a été rendu.