Sous bien des aspects, la nouvelle pièce de Wajdi Mouawad reprend avec bonheur les thèmes de prédilection de ce dramaturge qui se plaît à marier les conflits familiaux aux problèmes identitaires qui résultent de l’immigration. Rien de bien surprenant, lorsque l’on sait que Sœurs s’inscrit dans un cycle domestique entamé avec la figure du fils dans Seuls, qui sera suivi de Frères, Père et Mère. Ainsi, l’écriture de cette pièce adopte un caractère intimiste qui tend à se détourner de la tonalité épique explorée dans des pièces comme Forêts, Incendies ou Temps.
Il est cependant difficile de percevoir les drames de ses personnages dans un huis clos qui chercherait à les enfermer dans le cadre familial, dans la mesure où leur situation particulière ne cesse d’être projetée dans un contexte plus large. Ainsi en est-il des souvenirs d’enfance de l’avocate Geneviève Bergeron, qui se voient systématiquement rattachés à l’isolement linguistique de la communauté francophone au Manitoba, de même que la détresse émotionnelle de Leila – son alter ego d’origine libanaise – semble être entièrement attribuable à la guerre qui a contraint sa famille à fuir son pays pour se réfugier au Québec.
Il va de soi que toute cellule familiale n’existe qu’au sein d’une communauté dont elle porte les conflits, et qu’il serait illusoire de chercher à détacher entièrement une tragédie individuelle du contexte plus large qui l’a vue naître. Or, cette tendance vers l’universalisme a pour inconvénient de noyer les particularités de chaque personnage dans des situations générales qui en font davantage des cas de figure d’une tragédie collective que des individus. Il me semble par exemple que le dialogue comique qui confrontait « Djeneuvivi Burger-on » au réfrigérateur anglophone de sa chambre d’hôtel interactive de luxe en révélait davantage sur ce personnage que les tirades lyriques qu’elle a échangées par la suite avec l’experte en sinistres qui venait constater l’étendue des dommages qu’elle avait infligés à sa chambre dans un accès de rage, après avoir constaté que la télévision de sa chambre offrait des services en chinois ou en russe, mais pas en français.
Cela dit, je tiens à souligner que la mise en scène d’une pièce semblable représentait des défis considérables que Wajdi Mouawad et son équipe ont su relever avec brio. En effet, il n’est sans doute pas facile de faire reposer le poids d’un spectacle de deux heures sur les épaules d’une seule actrice sans risquer de perdre l’attention de son public, ce qui se serait sans doute produit si le spectacle nous avait été offert sous la forme d’un monologue. On ne peut donc qu’admirer l’utilisation judicieuse des effets de lumière projetés sur la scène qui ont eu pour effet non seulement d’agrandir l’espace et de varier les décors, mais également d’alterner la performance « en direct » avec des séquences filmées, ce qui permettait ainsi à l’actrice d’interpréter simultanément plusieurs personnages sur scène. La performance d’Annick Bergeron par ailleurs était tout à fait remarquable, comme n’ont pas manqué de le souligner plusieurs critiques, en allant jusqu’à mentionner que l’on s’étonnait parfois de ne voir qu’une seule actrice venir saluer son public à la fin, tant la transformation qu’elle subissait entre chaque personnage était radicale.
Malgré tout, on ne peut s’empêcher de relever la présence de plusieurs temps morts où l’attention décrochait, ce qui me semble un peu inévitable dans un spectacle en solo.