La traduction journalistique, comme médiation entre les langues, est une pratique dont ne peuvent se passer les villes comme Montréal, où se côtoient différentes communautés linguistiques. Le Québec, fervent défenseur de sa langue française, entretient des rapports très particuliers avec cet instrument. Au service de la communication, la traduction permet l’accès à l’information en français et assure, en partie, sa prédominance dans l’espace public. Cependant, elle est aussi un instrument de transformation de la langue française par les apports, les anglicismes, et les syntaxes étrangères qu’elle introduit. Cette réalité est omniprésente dans le domaine du journalisme, où la précipitation ne permet pas toujours de relever un problème éthique dans chaque phrase traduite ou de peser le poids que chaque mot aura dans l’usage. N’en déplaise aux écrivains, les mots des journalistes sont sans doute les plus lus et leur influence sur la langue que l’on parle est indéniable.
À chaque page son influence
Si l’on ne s’attend pas à lire une langue très léchée dans le journal Métro, « le quotidien le plus lu sur l’île de Montréal », Le Devoir, lui, représente une certaine figure d’autorité en matière linguistique, le logiciel de correction à la page, Antidote, y fait d’ailleurs référence pour les questions d’usage. Il convient donc de s’y attarder. Le second ingrédient de l’investigation se trouve être l’Université McGill qui a fait ses preuves dans le domaine du bizarroïde linguistique. Que ce soit dans les documents officiels de l’administration ou dans les communiqués des associations, la langue française a été écorchée bien des fois. Ce versant du problème a été minutieusement exploré dans l’article « McGill, une bulle à faire éclater » publié dans le Délit en novembre 2011, sans parler des maintes fois où des extravagances linguistiques ont été relevées par les éditorialistes depuis 1977. Un lieu de contact aussi étroit entre les langues, où se déroulent parfois des traductions consternantes, a peut-être le bon côté d’obliger le journal à placer la sienne sous haute surveillance. Le constat formulé par Paul Morissette lors du congrès langue et société au Québec en 1984 semble toujours d’actualité : « le terme [calqué de l’anglais], revêtu du prestige des médias écrits ou électroniques, est alors repris par le grand public et a tôt fait de s’incruster dans l’usage. Lorsque les chroniqueurs de langue ou les normalisateurs officiels réagissent en proposant un meilleur équivalent, fruit de longues et laborieuses recherches terminologiques, il est généralement trop tard. » Une dépêche du 14 février 2015 dans Le Devoir au sujet de « la maladie de la vache folle » permet d’illustrer les drôles de syntaxes qui passent généralement inaperçues mais qui viennent clairement d’une traduction pressée : « L’agence tente maintenant de déterminer comment l’animal a été infecté, mais l’on sait que la vache de boucherie n’était pas née dans la ferme où on a détecté la maladie.» Heureusement, « aucune partie de la carcasse de la vache n’est entrée (sic.) dans la chaîne alimentaire humaine ou animale ». L’article de La Presse est exactement le même, la dépêche vient de l’agence La Presse Canadienne. À Radio-Canada comme au Journal de Montréal, par contre, la traduction est plus idiomatique et semble être le fruit d’un spécialiste : pas de magie, la source est différente, le communiqué de presse a été traduit de façon officielle sur le site du gouvernement et non par un journaliste improvisé traducteur. On reconnaît facilement la traduction mot-à-mot du communiqué en anglais dans La Presse et Le Devoir.
Au-delà de la langue mutilée, le message tronqué
La traduction est omniprésente dans les articles des quotidiens. Que ce soit pour des noms d’associations, des titres d’ouvrages ou des discours rapportés, elle est impliquée dans un nombre surprenant de propos informatifs. Il existe quelques moyens typographiques pour signaler une traduction. La possibilité d’expliciter la langue d’un discours est toujours existante. Pourtant, rares sont les articles qui relayent cette information, même lorsqu’elle semble être au centre du débat. L’étude intitulée « La visibilité de la traduction au Canada en journalisme politique : mythe ou réalité ? » publiée en 2012, permettait à Chantal Gagnon de rappeler que « la place accordée à la question de la langue choisie par un politicien pour s’exprimer devant un auditoire a toute son importance dans un pays où les débats linguistiques contribuent au discours identitaire. Au Canada plus qu’ailleurs, le choix de communiquer dans une langue ou dans une autre n’est jamais innocent. »
Cet angle (souvent) mort du journalisme n’épargne pas cette année décisive pour la francophonie hors-Québec, que suit de près Phillippe Orfali, journaliste au Devoir. Dans quelles langues s’expriment donc les intervenants embarqués dans cette affaire de bilinguisme ?
L’omission coutumière a d’importantes répercussions à l’heure actuelle. En prenant par exemple l’article « Le statut du français dans l’Ouest scruté par la Cour suprême » paru le 14 février, on peut supposer que les locuteurs francophones s’exprimaient en français, mais comment être sûr qu’il ne s’agit pas de propos adressés à des anglophones, interceptés par le journaliste et ensuite traduits ? Lorsque le 19 août, le même journaliste rapportait le message truffé de fautes de français du porte-parole de Jim Watson, le maire d’Ottawa, on pouvait supposer que la traduction, si elle avait eu lieu, n’émanait pas du journaliste. La question devient épineuse devant la nouvelle signée Le Devoir, parue le 11 février, « Communisme : le maire d’Ottawa s’oppose au monument », où des propos du maire sont rapportés en français. Une petite phrase met la puce à l’oreille : « a déclaré le maire au Globe and Mail » Cette fois, l’information donnée permettait de retracer les propos et de constater que Le Devoir traduit « quite a blight » par « balafre » en insistant sur le mot, ce qui est une traduction plutôt louable dans un contexte sensationnaliste même si ces mots ont des connotations légèrement différentes. Cependant, est-ce que le mot original n’aurait pas pu trouver sa place entre les lignes, puisqu’il avait suffisamment d’importance pour figurer deux fois dans l’article ? Au moins trois raisons font du choix de la langue d’expression, spécialement au Québec, une information indispensable à transmettre aux lecteurs : la décision politique sous-jacente, la possible déformation des propos et la présence d’une traduction susceptible de comporter une tournure étrangère.
On remarque tout de même que le Canada est le pays où les traductions sont le moins dissimulées, et Le Devoir est le quotidien le plus consciencieux selon l’étude menée par Chantal Gagnon. La scène est effectivement bien plus opaque du côté des actualités internationales, et cela se constate même au Devoir. Samedi 14 février, « Attaque lors d’un débat sur la liberté d’expression », Danois, Suédois et Français se sont peut-être tous exprimés en anglais mais il n’y a aucun moyen de faire la différence entre les propos traduits et ceux qui ont été rapportés tels quels. Serait-ce garnir de trop de mots un article que d’écrire « a déclaré en anglais », « a indiqué en suédois », « a annoncé en italien » lorsqu’on rapporte des propos ? Il existe des solutions que l’on peut envisager : écrire [trad.], ajouter une colonne supplémentaire pour les abréviations concernant les langues dans Le Ramat de la typographie ou encore une ligne, un petit encadré à la fin des articles qui reprendrait les noms des personnes dont les paroles ont été traduites.
Vite et bien au quotidien ?
La transparence de l’information est peut-être une utopie, mais lorsqu’il y a un moyen simple de rendre les choses un peu plus claires, on peut se demander ce qui freine encore ceux qui sont en tête de course dans le domaine de l’explicitation de la traduction.
Les difficultés auxquelles se confrontent les journaux permettent parfois de générer des solutions. Pour reprendre les mots de Sherry Simon, qui donnait une conférence jeudi 12 février à propos de son livre Villes en traductions Calcutta, Trieste, Barcelone et Montréal dans le cadre du Centre de recherche interdisciplinaire en études montréalaises (CRIEM), « la dissonance productive » qui a lieu au contact des langues semble résonner dans la traduction phonétique du Daily en Délit. Sans chercher à jeter des fleurs à ce journal francophone baigné dans un milieu majoritairement anglophone, il faut dire que la réalité contraignante a son bon côté, comme la règle typographique de mettre en italique et de placer entre guillemets les propos traduits pour les différencier des originaux. Cette méthode permet de pallier au manque d’information mais n’est pas non plus la solution miracle pour protéger la langue des intrusions qui sont le résultat de négligences. La traduction n’est pas à prendre à la légère, le radar anti-anglicisme requiert une formation sérieuse et la transformation de la langue est l’objet de nombreuses réflexions. Le Conseil supérieur de la langue française promeut les initiatives telles que la publication de « dis-moi dix mots… que tu accueilles », un ouvrage qui met en valeur la capacité du français à intégrer des mots comme « sérendipité » ou « bravo », qui viennent, selon les spécialistes, enrichir la langue. Il semble que la réflexion a cependant parfois quelques mesures de retard sur l’usage. Le parler et l’écrit subissent plus facilement l’influence des journaux, ils se modèlent aux gré des transformations fortuites, par sérendipité.
Si la traduction fait l’objet d’un regard aiguisé dans les ouvrages spécialisés, elle est souvent laissée pour compte au quotidien. Un dernier coup d’œil au Devoir du 11 février, qui publiait une brève concernant la création d’une nouvelle maison d’édition, permet de voir que la route est en train d’être tracée, même s’il est dommage qu’une petite ligne ait été oubliée. Acte manqué, simple négligence ou coquille volontaire, le titre écorche le nom de la maison d’édition : Le bout du mile (sic.). C’est bien Le bout du mille qui propose d’explorer les frontières de l’hybridité depuis l’œil francophone nord-américain en publiant non seulement des œuvres originales mais aussi des traductions. Défendre les artisans de cet instrument est l’une des missions que se donne la maison qui publie aujourd’hui même sa première œuvre. Du livre au journal, le moins qu’on puisse dire c’est qu’il y a un temps. Peut-on espérer qu’expliciter les traductions impliquées dans un article fera un jour partie de l’usage ?