Si le genre épistolaire était très en vogue au 18e siècle, il est rare de voir aujourd’hui des romanciers entreprendre de ressusciter le « roman par lettres ». Il est encore plus rare de le voir transposé au théâtre en raison des difficultés que représente cette entreprise, qui consiste à rattacher à une correspondance des qualités métatextuelles susceptibles d’intéresser un public de théâtre. Ainsi, nous pouvons nous demander quelle aurait été la fortune des Liaisons dangereuses au 20e siècle si le texte de Choderlos de Laclos n’avait pas été adapté au théâtre par Christopher Hampton en 1985, ce qui permit à Stephen Frears de le porter sur le grand écran trois ans plus tard dans un film qui mettait en vedette plusieurs géants du cinéma tels que John Malkovich et Michelle Pfeiffer.
C’est pourtant le défi que relève la dramaturge américaine Sarah Ruhl en 2012, lorsqu’elle s’empare de la correspondance complète entre les poètes Robert Lowell et Elizabeth Bishop pour en faire une pièce mettant en vedette ces deux personnages, qui ne communiquent jamais autrement qu’en s’envoyant des lettres d’une ville ou d’un continent à l’autre. « I seem to spend my life missing you », écrit un jour Lowell à Elizabeth, dans un de ces nombreux élans lyriques que le texte de Sarah Ruhl privilégie afin de souligner l’attachement profond que ces deux vainqueurs du prix Pulitzer ressentent l’un envers l’autre. Il est toujours difficile de recomposer une biographie complète à partir des bribes d’information dont disposent les historiens qui s’intéressent à la vie personnelle de figures littéraires, et Dear Elizabeth souligne à plusieurs reprises cette difficulté en laissant volontairement des espaces « vides » aussitôt que cesse l’échange épistolaire entre les deux protagonistes au profit de rencontres en chair et en os.
Un tel choix contribue à renforcer l’impression que cette pièce respecte la vérité historique de leurs échanges en y mêlant aussi peu d’éléments fictifs que possible. Toutefois, il est impossible de ne pas percevoir l’effort de cohérence de la dramaturge qui tend à comprendre les liens qui les unissent l’un à l’autre à l’aune d’un échec amoureux, ce que la mise en scène de Marina Miller met également en relief en multipliant les moments de complicité entre les protagonistes. Ainsi, le Robert Lowell (Max Katz) et l’Elizabeth Bishop (Julia Borsellino) du TNC Theater prennent souvent place l’un à côté de l’autre sur le large bureau noir qui occupe l’espace central de la scène. Une animation lumineuse projette les vagues de l’océan sur un écran qui constitue l’arrière-fond du décor, pour rappeler ce moment de leur jeunesse pendant lequel Lowell – tel qu’il l’avouera plus tard – avait songé à la demander en mariage. Si, dans la pièce de Sarah Ruhl, l’attitude de Lowell laisse peu de doutes quant à son attachement amoureux envers Elizabeth, il est plus difficile de comprendre ce qui motive le comportement de cette dernière, ponctué de fuites et de chaleureuses lettres dans lesquelles elle ne cesse de lui demander d’excuser ses silences. Si les deux heures que dure cette pièce ne passent pas en un clin d’œil, elle donne indéniablement envie de connaître davantage l’œuvre de ces poètes, et surtout de voir le film récent Reaching for the Moon (2013) qui met en scène l’histoire d’amour qui lia Elizabeth Bishop à l’architecte brésilienne Lota de Macedo Soares.