« Connais-toi toi-même ». Cette phrase attribuée à Socrate, et que je suis loin d’être la première ou la dernière à reprendre, semble être le fil conducteur de l’exposition « Les Grecs – D’Agamemnon à Alexandre le Grand » présentée au musée Pointe-à-Callière. Bien que tout musée d’histoire se targue de créer des liens entre le passé et le présent, les organisateurs de cette exposition auraient pourtant pu se contenter d’un simple inventaire d’antiquités. Les objets présentés représentent près de cinq mille ans de création continuelle, et certains sont tellement précieux qu’ils n’avaient jamais quitté la Grèce jusque-là.
Parmi eux, le fameux masque mortuaire dit « d’Agamemnon », que Schliemann, qui le découvrit, nomma d’après le tristement célèbre chef mycénien. L’archéologue entre ainsi dans la lignée de tous ces Européens, puis Américains qui, passionnés de mythologie, cherchèrent dans la Grèce contemporaine les traces d’un passé glorieux. Un passé parfois lourd à porter, de l’aveu même des Grecs, et la source d’un (petit) complexe d’infériorité dont l’écrivain Nikos Dimos se moque gentiment : les Grecs ne sont plus ni guerriers au pied léger, ni beautés diaphanes aux rondeurs assumées, ni éphèbes aux sourires de sphinx.
Cependant, la beauté de cette exposition, c’est qu’elle nous rappelle que cet héritage est aussi le nôtre : si la démocratie n’est pas encore universellement acceptée, nous avons tous le droit de se l’approprier. Enfin, se l’approprier ; il y a aussi un art et une manière de le faire. Lorsqu’au 19e siècle les Européens partirent à la découverte des merveilles d’une Grèce qui se libérait du joug ottoman, certains de ces touristes se firent assez mal remarquer. Byron, qui gravait son nom sur les ruines, fut pardonné car il participa à la guerre d’indépendance ; en revanche, Lord Elgin, diplomate britannique duquel les agents avaient obtenus auprès des Turcs l’autorisation de s’approprier les marbres de l’Acropole, faisant scier les morceaux « encombrants », ne fit pas grand bien à la réputation des Britanniques. Si aujourd’hui le Royaume-Uni est l’absent remarqué de cette tournée mondiale, c’est bien un pied de nez fait à l’ancien ambassadeur.
Cependant, les objets exposés ne représentent pas seulement l’âge classique de la Grèce, époque à laquelle Athènes dominait le monde grec tant sur le plan artistique que politique et militaire, et où le Parthénon fut bâti. L’exposition commence avec le néolithique, puis les époques cycladique, minoenne, mycénienne, protogéométrique, géométrique, archaïque, classique et hellénistique suivent. Chacune de ces époques est marquée par l’essor puis la perte d’influence d’une région, d’une cité, d’un royaume. Par des styles aussi : la simplicité des statuettes des Cyclades forme un contraste brutal avec la richesse des ornements mycéniens. D’ailleurs, la transition entre les différentes époques n’est pas claire. Comment à la somptueuse dague mycénienne ornée de tortueux motifs taillés dans l’or peuvent donc succéder les candides dessins géométriques ? Je vous le dis tout de suite, la réponse n’est pas donnée explicitement dans l’exposition. Beaucoup de réponses n’y sont pas, et c’est cela une des qualités de l’exposition. Le public n’en sort pas repu, mais au contraire assoiffé.
À première vue bien sage, l’exposition « Les Grecs – D’Agamemnon à Alexandre le Grand » est pourtant loin de se contenter de chanter les louanges d’un âge d’or heureux. Les Spartiates étaient en effet de redoutables soldats, mais difficile d’oublier, même devant le buste d’un Léonidas, la sinistre pince que les soldats emmenaient avec eux pour extirper les flèches du corps des blessés. Ou encore, devant les pendentifs d’or finement ciselés des princesses, de ne pas penser au triste sort des sept femmes de Philippe II. Se rappeler le passé pour le comprendre, non pour le pleurer, c’est en somme le but de l’exposition. Se rappeler que nous devons beaucoup aux Grecs, même notre langue. Au moment où les terroristes de Daech détruisent leur propre histoire, cela fait peut-être mal quand on se rappelle à quel point celle-ci fait partie de notre identité ; mais on se sent un peu mieux en se disant que l’histoire ne meurt pas complètement, quelles que soient les attaques lancées contre elle. Sous les yeux émerveillés des enfants, des vidéos montrent un artisan grec reproduire, armé des mêmes outils que ses ancêtres, les boutons dorés trouvés dans les tombes mycéniennes. Une tradition que l’on crut un jour perdue, mais qu’historiens, archéologues, artisans, et bien d’autres ont pu ressusciter.
En sortant de l’exposition, on se repose la question : qui sont donc les Grecs ? Tant de traditions, de modes de vie, de lieux, et pourtant une seule culture. Comment Athéniens et Spartiates ont-ils pu s’unir contre les barbares ? « Barbares»… C’est justement là que réside la réponse. Le barbare est celui qui ne parle pas le grec, celui qui n’est pas humain par conséquent. C’est un terme qui oppose deux mondes, celui de l’Autre sans culture, et celui de l’homme civilisé. Les Grecs avaient leur propre façon de catégoriser les humains. Nous ferions bien cependant, nous dont la langue a tant hérité de la leur, de réfléchir à deux fois avant d’ouvrir la bouche. Appeler l’autre un barbare, c’est admettre qu’aucun accord, aucune communication n’est possible. C’est renoncer à la paix et déjà parler de domination et de guerre. C’est la peur de l’inconnu. Comprendre les Grecs, les voir tels qu’ils étaient et non tels qu’ils sont pleurés, c’est aussi ouvrir son esprit.
Grâce à la participation de plus de vingt musées grecs, le musée Pointe-à-Callière réussit le pari de nous faire nous sentir un peu plus proches de ces Grecs, qui jusqu’au tombeau pleuraient la mort et célébraient la vie.