Après une programmation aussi canonique (Pina Bausch) qu’irréprochable (O Vertigo, Akram Khan ou encore Cherkaoui, pour ne citer qu’eux), c’est au tour d’Ickamsterdam d’être invité à la Place des Arts par le diffuseur Danse Danse. Menée par le duo Emio Greco/Pieter Scholten, fraichement nommé à la tête du Ballet National de Marseille, la compagnie y présente le très primé Rocco, dont le titre et le propos s’inspirent du classique de Visconti, fresque néo-réaliste sur fond d’après-guerre et de boxe. Cette double thématique de la violence (infligée sur le corps physique et sur le corps social), on la retrouve in medias res dans la pièce de la compagnie néerlandaise. Ainsi, dès l’entrée dans la salle (dont la scène a été remplacée par un ring), le spectateur découvre deux hommes, torse nu, une cigarette à la bouche, se dévisageant brutalement et longuement.
Et pourtant, voilà l’horizon d’attente d’un antagonisme violent rapidement déjoué par l’arrivée, depuis les gradins, de deux autres interprètes déguisés en Mickey Mouse hyperactifs, dont les mimiques caricaturales se superposent à l’absurdité d’une bande-son juvénile et cartoonesque. Progressivement, les deux lurons s’immiscent sur le ring, et finissent par s’y stabiliser, hors de la rivalité des deux premiers danseurs. Un cône luminescent asperge subitement le centre du plateau. Les deux combattants s’y dirigent lentement. Enfin, le pugilat débute.
Un autre film nous l’a appris : la sociologie est un sport de combat. La volonté du duo Greco/Scholten est de présenter la boxe, par l’intermédiaire de cet espace conflictuel qu’est le ring, comme un microcosme sociétal, avec tous les enjeux de domination, de lutte et d’aliénation que cela implique. Le mouvement y devient une arme de conquête du territoire ; les déplacements une façon de remodeler la carte, d’ouvrir ou de fermer des fronts. Rocco déploie ainsi une esthétique martiale de la stratégie, dans laquelle chaque geste est aussi fébrile que décisif, parfois imprécise mais efficace et novatrice, toujours brusque.
Le programme scénographique demeure la clef de voûte du spectacle et fait du choix d’un ring en lieu et place d’une scène traditionnelle une contrainte hautement génératrice et fertile. D’abord parce qu’elle ouvre Rocco aux possibilités de la quadri-frontalité des spectateurs, et fait ainsi exister la thématique de l’affrontement et du dévisagement hors-scène, au sein du public lui-même. Ensuite parce qu’en supposant nécessairement une égalité de visionnement des spectateurs, elle oblige une symétrie parfaite de la part des danseurs et conditionne par là même une danse cardinale et dynamique puisque répétée face à chacun des quatre gradins. Ce rythme, Rocco l’articule aussi en respectant parfaitement la temporalité épuisante d’un match de boxe, en présentant la chorégraphie sur le mode fragmentaire du round : trois minutes d’action pour une minute de repos.
L’enjeu névralgique de Rocco est risqué ; il semble à la fois esthétiquement original et politiquement trouble. Déterritorialiser le vocabulaire de la danse vers celui de la boxe au travers de leur dénominateur commun — le corps — c’est nourrir l’art scénique et permettre l’enrichissement de sa syntaxe, à l’instar d’un Sidi Larbi Cherkaoui (Sutra). Mais au lieu de tenir d’une main de fer cet équilibre hybride, Rocco multiplie les oxymores gestuels, accordant une phrase de sa chorégraphie à la confrontation et aux mouvements d’uppercut, la suivante à l’homoérotisme ou aux ronds de jambes scolaires. Cette dimension hautement antithétique, que l’on retrouve dans la surabondance chiasmique des plus élogieux articles consacrés au spectacle, est douteuse. Proposer (ou se réjouir de) la réconciliation de la boxe et de la danse, c’est présupposer leur opposition. C’est donc travailler dans le sens de l’idéologie dominante, en réactualisant le manichéisme mensonger d’une série de couples oppositionnels : virilité/sensualité, divertissement/art, populaire/noble. On suppose que là n’était pas la volonté des chorégraphes, souhaitant sûrement désamorcer les clichés par une complexe mise en abyme critique et caricaturale. Et pourtant, entre l’intention et la réception, quelque chose semble s’être égaré.