Figurez-vous que l’autre jour (celui où il faisait beau), lors d’une balade iconoclaste dans le Plateau, je parlais carrière avec un ami. Au moment de traverser le boulevard Saint-Laurent, il me posa la question suivante, qui me parut digne du langage d’un concours d’école de journalisme : « Imagines-tu un monde sans journaliste ? ». Aussitôt piqué d’une verve scolaire, je lui répondis sans ambages (ou si peu). Un monde sans journalistes n’est pas envisageable, à court terme du moins. Le mot même de « journaliste » est trop auréolé dans l’esprit public pour disparaître dans un avenir proche. La menace, si menace il y a, c’est que ce mot soit détourné de son sens originel et que, sous l’expression « monde du journalisme » on entende désormais autre chose : un monde de communicants, de relationnistes et d’actionnaires. Ces métiers existent déjà dans notre écosystème médiatique et leur présence ne va faire que s’accentuer. Toutefois, cela n’empêchera pas dans le même temps au véritable journalisme – manière de présenter l’information et de lui donner du sens – de continuer à s’inventer. Pourquoi ce double mouvement ? Pour répondre à un double besoin, celui de s’informer et celui de comprendre. Le besoin d’information (les journalistes n’en ont plus le monopole) est d’ores et déjà comblé et ce, gratuitement. En revanche, le besoin de comprendre, qui relève de la curiosité intellectuelle, sera toujours comblé par les journalistes. Eux seuls ont les outils matériels et intellectuels pour être capables d’expliquer – c’est-à-dire déplier – un sujet pour le rendre accessible. Le journalisme connaît un processus de déterritorialisation (à ce moment précis mon interlocuteur me rappela que je n’avais pas vraiment lu Deleuze ni Guattari), de délocalisation si vous préférez. Il migre non seulement vers de nouvelles pratiques avec le numérique, mais aussi vers de nouveaux secteurs pour se créer une image de marque et interagir avec son lectorat (que ce soit de l’édition de livres au Monde ou l’organisation d’un festival au NYTimes). Le rapport vertical au lectorat est défait, concurrencé par l’horizontalité apparente que permet le numérique. Tout le monde écrit, photographie et filme, à tel point que Facebook a créé sa propre plateforme d’agrégation de contenus à l’usage des journalistes, leur permettant d’accéder aux vidéos publiques des organisations et particuliers inscrits. La question de la valeur de l’information se pose. Le défi principal du journaliste sera de faire reconnaître et certifier sa voix dans le désordre des discours. Cela relève de l’équilibre funambulesque. L’obsession de l’immédiateté facilite l’erreur, l’annonce par l’AFP de la récente fausse mort de Martin Bouygues en France n’en est qu’un exemple de plus. Qui donc est fiable ? Celui dont le but n’est pas d’écrire pour ses collègues ou les acteurs politiques, mais pour le public. Celui dont le travail n’est pas de servir un pouvoir mais de rester un contre-pouvoir. Celui enfin dont la tâche n’est pas de rendre indispensable le dispensable, mais de hiérarchiser l’information et de lui donner du sens : le journaliste.
Une fois mon discours terminé, mon ami se mit à sourire, et renchérit : « Existe-t-il vraiment ce journaliste-là ? » Je fus un peu plus bref. Il me semble qu’il relève avant tout d’un type idéal, type dont je n’ai de cesse de parfaire la définition au fur et à mesure que j’avance (ou m’enfonce) dans la pratique. Cet idéal du journalisme est celui qui provoque chez son lectorat la réalisation d’un apprentissage et la sensation d’une expérience de lecture, le dire soulignant le dit. Il se met au point de vue du lecteur, rapporte les pratiques et dévoile les enjeux de chacun des sujets qu’il se donne. Portant la responsabilité de la parole qu’il porte, ce journalisme s’écrit, car les hommes sont encore menés par les mots. Il est mode de connaissance du monde et acteur de changement social, tout simplement. Cette fois-ci, mon ami se mit à rire gentiment, sans trop de méchanceté, et nous entrâmes tous deux dans la librairie Gallimard, soucieux d’oublier tout ce qui venait de m’échapper.