« Examinez la vie des hommes […] les plus féconds, et demandez-vous si un arbre qui doit s’élever fièrement dans les airs peut se passer du mauvais temps et des tempêtes […] ?» – F. Nietzsche, Le Gai Savoir.
Parlant de fécondité, Vittorio Fiorucci (1932–2008), mieux connu sous son seul prénom Vittorio, a été affichiste, concepteur (designer) graphique, écrivain, caricaturiste, photographe, scénariste, bédéiste, illustrateur, éditeur de magazines, auteur de livres pour enfants, de livres de photographies et sculpteur. Immigrant dans l’après-guerre, il débarque sans-le-sou à Montréal en 1951 et œuvre parmi les artistes de la « Petite Europe » (Molinari, Mousseau, Groulx, etc.). Le regard sur sa vie qu’offre l’exposition actuelle au Musée McCord indique qu’il n’a jamais mieux créé que lorsqu’il était entouré de contraintes ‑du moins, de ce que la plupart des gens appelleraient des contraintes. Vittorio, lui, y tire sa force. Épaules haussées, paumes vers le ciel, il s’y enracine.
D’abord, cette décision d’être graphiste. En entrevue à Cabine C en 2007, il confie qu’il aurait bien voulu écrire ou même tourner des films. Toutefois, catapulté à Montréal, il ne parle ni anglais ni français. Les mots lui manquaient. Barrière linguistique ? Plutôt : focalisation obligée d’une puissance créatrice qui l’aurait assurément trop éparpillé si elle n’avait pas été canalisée dès le départ.
Un artiste proche des gens
Ensuite, sa situation d’autodidacte. Une autre entrevue, assez datée mais toujours disponible en ligne, dévoile le personnage. À gauche, Normand Biron, critique d’art aussi maniéré que célébré, un nœud papillon de style lord en soie mauve au cou, les jambes délicatement croisées, les cheveux d’une ouate brune peignés en combover, alterne vouvoiement agité et « r » roulés. À droite, Vittorio, déjà âgé, garde toute sa vitalité caractéristique et n’a même pas l’ombre d’une formalisation lorsqu’il répond aux questions pointilleuses que Biron lui lance sur son statut d’immigrant, sur son manque de formation. Ses mouvements sont généreux, comme l’est sa tignasse léonine. On dirait qu’il ne s’aperçoit de rien, mais au fond, il est bel et bien conscient de sa posture inconfortable.
« Ha ! Je m’excuse,» lance-t-il au critique, « tu me donnes du vous, moi je te donne du tu ! » Les deux rient, mais les castes pronominales restent closes. Malgré ce vouvoiement venu de haut, Vittorio n’a jamais bronché dans son tutoiement fraternel.
D’ailleurs, avant sa mort, il prononce ces mots placés en exergue à l’entrée de l’exposition : « Il y a des gens qui disent qu’une affiche, ce n’est pas de l’art. Moi, j’ai toujours eu la conviction que c’était la forme d’art la plus près des gens. »
Sensualité et scandales
Cette proximité lui est essentielle : Vittorio était avant tout un homme sensuel. Le corps est à l’honneur dans son travail, tant comme sujet représenté que comme observateur anticipé et censé ressentir quelque chose de fort. Certaines de ses affiches ont ébranlé suffisamment de sensibilités pour lui valoir une réputation d’artiste à scandale. Selon le Dictionnaire de la censure au Québec, Vittorio réalise en 1965 des affiches pour une exposition dédiée aux sculptures de Robert Roussil. Celles-ci représentent le célèbre sexe masculin de La Famille ; elles se feront décrocher la veille du vernissage. Ironiquement, le complexe artistique québécois d’antan a plutôt servi de toile de fond terne pour mieux faire éclater le mythe du personnage. Elle l’a sans doute aussi enhardi contre le refus, comme lorsqu’en 1990, l’Opéra de Montréal rejette une série de ses affiches. « Qu’à cela ne tienne », se dit-il. L’artiste payera lui-même pour que ses œuvres soient collées un peu partout au centre-ville ; l’Opéra finira par les lui acheter.
À tout prendre, il se dégage lors de l’exposition une forte impression d’équilibre entre la mesure du personnage qu’était Vittorio et les défis qui lui ont été lancés. Pas de souffrance écrasante ni de triomphe à tout casser. Plutôt, un éternel rictus cynique : frondeur mais comblé, inébranlable comme un chêne. Ce que d’autres appelleraient des « poisons » –vivre la guerre jeune, l’émigration, un pays inconnu, la pauvreté, la société conservatrice, etc.– n’auront servi qu’à « élever fièrement » le graphiste de renommée mondiale. « Le poison qui fait périr la nature plus faible est un fortifiant pour le fort– aussi ne l’appelle-t-il pas poison. »