Les réseaux sociaux, les téléphones intelligents et autres écrans sont une plaie : ils faussent les relations, dématérialisent et insensibilisent les échanges. Stromae le chante : « L’Amour est comme l’oiseau de Twitter/On est bleu de lui seulement pour 48 heures ». Tinder, Grindr… les sites de rencontre transforment notre environnement en un marché ultra-capitaliste où chacun devient un produit et fait l’inventaire de ses performances. Derrière l’écran, l’échange physique se dépersonnalise et un coup de pouce change la donne du tout au tout. Chacun est évalué, essayé, rejeté : le néolibéralisme, insidieux, s’installe entre nous et les autres dans un état de compétition perpétuelle.
On en appelle à revenir aux racines, au vrai, au contact, au physique, à l’exclusivité, à l’unicité, à reconnaître la « vraie » valeur de l’être humain dans nos échanges dans le monde réel. On jette l’opprobre sur les sites de rencontre, on cache que l’on s’y est rencontrés. La rencontre « là-bas » n’est pas assez romantique, traditionnelle. Elle relève d’un choix virtuel malgré lui.
Quelle est cette « vraie » rencontre, condition apparemment sine qua non du sentiment ? Celle du prince charmant délivrant sa princesse ?
La dichotomie
Qu’est-ce qui, dans la présence physique, est plus vrai que dans l’échange dématérialisé ? Le film de Spike Jonze, Elle, posait la question : pouvons-nous appeler amour un sentiment adressé envers un être immatériel ?
L’amour, le vrai, serait développé dans l’échange matériel, à travers l’aspect corporel de la rencontre. Le réseau social est une illusion du sentiment, de la personne… Tout le monde peut devenir tout le monde dans un monde dématérialisé. Le sentiment ne se manifeste-t-il donc que dans le physique, le spirituel ne surgit-il que du matériel ?
Pourtant, quand l’Autre n’est pas là, il m’arrive de sentir quelque chose. Je pense à l’Autre, je me fais du souci pour l’Autre : dans son absence, le sentiment se manifeste, incontrôlable et spontané. Le spirituel, indépendant du physique, me rappelle à l’Autre, matériel et pourtant absent. Amoureux, ne me crée-je pas non plus un être parfait, idéalisé par mon sentiment et dépassant sa réalité ?
En l’absence de l’Autre, mon sentiment se développe à la pensée d’un être matériel. En fait, je recrée l’Autre : je le matérialise ex res nihilo pour l’accorder à mon amour qui à son tour dessine l’Autre. Mon image de l’Autre est toujours différente de ce qu’il est car je ne le connais pas. Mon amour pour l’Autre est immatériel : il est indépendant de sa présence matérielle.
À la recherche de l’Amour perdu ?
En réalité, nous n’assistons pas à la fin du sentiment. Nous sommes témoins de la mutation des relations humaines et de l’apparition de nouvelles amours. Le sentiment s’affranchit d’autant plus du physique : les échanges immatériels s’ajoutent et trouvent leur place dans des échanges et des relations nouvelles.
Après tout, l’amour lui même est immatériel, pourquoi serait-il donc manifeste seulement dans le matériel ? De toute façon, y arriverait-il, étant donné sa nature ? Les soi-disant manifestations physiques de l’amour en sont-elles réellement ? L’amour ne se manifeste-t-il pas de la façon la plus pure dans l’immatériel, le métaphysique ?
En réalité, personne ne sait de quoi nous parlons. On pourrait croire que notre vision de l’amour est universelle, mais nous en attendons toujours la preuve. Et si, en attendant, on essayait d’accepter que chacun soit libre d’aimer comme il l’entend ?