Fin 2015, il semblerait que le monde du jeu vidéo soit encore un bastion pour la misogynie. Derrière l’écran, dans l’écran, ou dans les coulisses de la création, peu importe où elle se situe, la femme est sexualisée, harcelée, renvoyée, et sa position a tout bonnement l’air intenable. Mais avant de s’emporter dans une nouvelle controverse, il est temps de prendre (au moins) un peu de recul, et d’observer le monde du jeu vidéo tel qu’il est, avec ses trolls, mais aussi ses héros—virtuels, ou pas—et ses avancées.
Gamers et féministes en guerre
Pour beaucoup, une fissure s’est définitivement créée entre la communauté des gamers (majoritairement masculine) et celle des femmes. La question de la place des femmes dans ce monde virtuel n’a en fait jamais été aussi réelle. Notamment, les harcèlements de la créatrice Zoe Quinn (dont la vie personnelle a été utilisée par de nombreux internautes et a été retournée contre elle) et de la critique de jeux vidéos Anita Sarkeesian ont eu des répercussions extraordinaires sur leurs vies ordinaires.
Fin août 2015, le fameux hashtag «#gamergate » faisait son apparition avec une nouvelle déferlante sur le monde du jeu vidéo. Cette mouvance en ligne se voulait lutter contre les clichés communs que l’on accole aux gamers : « hétérosexuel, blanc, homme, misogyne, frustré, vieux garçon, puceau…» Si ses adhérents défendent #gamergate comme un cri de guerre contre la stigmatisation de la communauté, certains ne voient ce mouvement que comme un autre moyen dérivé pour avancer des propos sexistes, et justifier les menaces envers ces femmes qui ont osé avoir une opinion. Alors, les femmes, éternelles boucs émissaires des jeux vidéos ? Peut-être pas tant que ça.
Des femmes bien dissimulées
Quelques chiffres aident à mieux comprendre où en est ce monde (dont le chiffre d’affaire est tout de même estimé à quelques milliards de dollars). Contrairement à ce que certains peuvent imaginer, les femmes représentent déjà plus de la moitié du marché des jeux vidéo. Des statistiques révélées par le Washington Post permettent de mieux situer la population féminine dans ce monde : tous jeux confondus (ordinateur, Xbox, portable, etc.), il y a effectivement égalité entre hommes et femmes. Le gamer stéréotype, souvent imaginé comment un jeune homme âgé de 10 à 20 ans, ne représente en vérité que 12% du marché. Les femmes âgées de 21 à 35 ans représentent, elles, 15% du marché.
« Un peu comme une femme décide de mettre un pull par-dessus un t‑shirt « trop » révélateur, une fille décide de jouer un personnage masculin avec un pseudonyme neutre. »
Alors certes, certains jeux, notamment ceux en ligne, sont majoritairement masculins. C’est aussi l’un des endroits virtuels où les femmes ressentent le plus les effets du sexisme : cacher son genre n’est pas anodin dans ces jeux compétitifs et interactifs. On le dissimule pour ne pas se faire repérer, harceler, ou être victime de certains commentaires clairement déplacés. L’anonymat dans les jeux vidéo est aussi pervers que sur le reste de la toile : tout peut être dit sans (trop de) conséquences. Un peu comme une femme décide de mettre un pull par-dessus un t‑shirt « trop » révélateur, une fille décide de jouer un personnage masculin avec un pseudonyme neutre.
Le problème se situe aussi plus profondément, dans la fabrication et la conception du monde lui-même. Si les femmes s’imposent de plus en plus comme un marché sérieux, les jeux en eux-mêmes sont principalement créés par des hommes. Non seulement la place des femme dans la conception est restreinte, mais elle est aussi extrêmement précaire : selon une étude de la Harvard Business School, 56% des femmes qui ont entrepris une carrière dans le monde de la technologie décident de quitter leur travail à mi-chemin. De plus, nombreuses sont celles qui avouent dissuader leurs propres filles d’entreprendre une telle carrière. La raison principale est, tristement, le sexisme bien réellement institutionnalisé dans ces structures.
En outre, l’idée même de jeux vidéo imaginés par des hommes mais pour des femmes est dérangeante. Ne serait-ce qu’en simple termes de marketing, l’exclusion des femmes est une aberration. Les créateurs en sont de plus en plus conscients : imaginer Tomb Raider en survivante pleine de boue, avec une brassière et un pantalon est en somme une petite révolution. L’héroïne ultra-sexualisée, à la poitrine plantureuse, a bien évolué au cours des dernières décennies, et c’est non sans une pointe de fierté qu’il faut le reconnaître.
La perception quotidienne
Au cours d’une interview avec une étudiante adepte des jeux vidéo, il a été possible de mettre au point la perception que certaines femmes ont de ce monde qu’elles même apprécient. La jeune fille, âgée d’une vingtaine d’années et étudiante à McGill, joue aux jeux vidéo depuis son enfance, et les a découverts grâce à son père et son frère. Ses jeux favoris ? Dragon Age, The Last of Us, The Witcher … Mais aucun jeu vidéo en ligne. Pourquoi ? « Principalement parce que ma connexion internet était trop mauvaise », blague-t-elle. Elle avoue aussi que la compétition des jeux en ligne ne l’intéresse pas autant que le but personnel d’un jeu solo.
Au cours de notre discussion, nous parlons de sa propre perception des femmes dans le monde des jeux vidéo, et ses ressentis. Bien que certaines personnes fassent quelques commentaires lorsqu’elle s’achète un jeu vidéo (« C’est vraiment pour toi ? »), la gameuse ne se considère pas comme la victime représentée par les féministes. Elle reconnaît néanmoins une tendance générale à la surprise lorsque les gens découvrent à quel type de jeux elle joue (Dragon Age plutôt que Candy Crush). Elle avoue aussi ne pas trouver qu’il y ait assez de femmes, ou du moins pas assez de diversité. La plupart se ressemblent, aussi bien dans leurs rôles (généralement moins importants que celui des hommes, ou celui de victime) que dans leurs descriptions physiques. La joueuse est partagée : de toute évidence, il est dur de généraliser sur un monde en pleine introspection.
Effectivement, quelques fois le jeu vidéo a une représentation assez douteuse de la femme (elle critique notamment l’amure « bikini » dans certains jeux vidéo). Pour elle, la sexualisation des femmes reste le principal problème, et notamment, le fait que des femmes soldats ou combattantes soient extrêmement minces et sexy, alors qu’elles portent des armes qui font deux fois leur taille… Au détriment du réalisme, la sexualisation fait mal aux yeux. « Peut-être qu’on a pas besoin d’en voir autant ». Elle décrit notamment le personnage de Quiet, dans le jeu Metal Gear : une sniper qui respire par la peau, à qui on a préféré mettre un haut de bikini, « même pas une brassière de sport ! » s’indigne notre interlocutrice. Lorsque l’on interroge sur pourquoi, à son avis, les femmes sont ainsi représentées, elle admet que c’est probablement parce que le public visé est masculin.
Mais le constat n’est pas aussi noir qu’il y paraît : le fait que de plus en plus de développeurs de jeux vidéo fassent des efforts et essaient de créer une nouvelle image de la femme, ou même une image tout court, est encourageant. Le combat n’est pas gagné, mais l’évolution est définitivement en marche.