Fabrice Luchini a bien compris que le public québécois est friand de « steppettes ». Il n’y a qu’à comparer son Point sur Robert donné au Théâtre de la Renaissance à Paris avec la version donnée au Québec l’automne dernier. L’acteur était ici beaucoup plus actif ; il a dansé, couru et chanté avec un plaisir évident et pour le grand bonheur des spectateurs. Luchini a fait ce que tout bon comédien doit faire : s’adapter à son public et faire en sorte que le propos soit bien transmis. Car le propos était bel et bien là : le comédien a récité les textes de Valéry et de La Fontaine avec élocution, esprit et humour. Quel plaisir d’entendre à chaque syllabe la beauté et la subtilité de la langue de Molière…
Mais Molière et la langue ne sont pas toujours aussi heureusement traités, comme le montre la mise en scène du Bourgeois gentilhomme qui vient de prendre l’affiche au Théâtre du Nouveau Monde. Sous la direction de Benoît Brière, les acteurs sont si préoccupés d’empiler les effets comiques douteux pour faire rire les spectateurs qu’ils récitent les répliques à toute vitesse, sans nuance, de sorte qu’il ne reste presque rien de la beauté du texte et de l’esprit du grand dramaturge.
Le personnage principal, Monsieur Jourdain, interprété par Guy Jodoin, est à l’image de cette production. Riche bourgeois, il consacre ses énergies à apprendre les passe-temps aristocratiques et tente de trouver un noble parti à sa fille. Que ce soit en danse, en escrime ou en philosophie, il n’arrive qu’à être la risée de son entourage. On aurait espéré qu’une pièce qui dénonce la grossièreté et le ridicule fût jouée avec quelque finesse. Dans cette production, l’emphase est mise sur le geste et non sur le texte, ce qui tient plus du cirque que du théâtre. Toutes ces simagrées ne sont pourtant pas nécessaires pour exprimer ce que les répliques disent déjà fort bien. Nous sommes loin de la délicieuse production du Mariage de Figaro de Normand Chouinard au même TNM, où les énergies des acteurs – sans parler des extraits de l’opéra de Mozart, joyeusement intégrés – étaient au service de l’esprit de Beaumarchais. Or, Benoît Brière qui nous avait tant fait rire dans ses publicités pour Bell ne parvient pas à en faire autant dans cette mise en scène. Molière n’avait-il pas fait sienne la devise Castigat ridendo mores ([la comédie] châtie les moeurs en riant)? Il écrivait pour faire rire, certes, mais aussi pour donner à réfléchir.
Ses intentions nous posent aujourd’hui quelques difficultés. Molière a écrit cette pièce au milieu d’un XVIIe siècle qui voit l’aristocratie perdre de son lustre et de sa grandeur passés alors que la bourgeoisie n’a pas pour autant été acceptée ; le commerce, avec ses calculs intéressés, n’est pas une activité pour élever l’âme. Vu de la Cour, le bourgeois est un homme mercantile qui ne peut faire preuve d’aucun courage. Ce n’est qu’à partir du siècle suivant que l’on verra dans le « doux commerce » une manière de réguler les passions. La transformation des moeurs a été longue, mais la psychologie sans grandeur que critiquait Molière l’a bel et bien emporté. Pour le meilleur ou pour le pire, c’est celle qui prédomine dans le monde contemporain.
Alors peut-être préférons-nous rire grassement des comédiens qui sautent sur scène plutôt que de nous regarder en face. Pourtant il ne faut pas s’y tromper. Ce Monsieur Jourdain qui calcule mais ne sait pas vivre, qui reproche aux autres les défauts dont il est lui-même coupable, qui ne pratique des activités que parce qu’elles sont à la mode et qui se plaint de son ignorance sans arriver à apprendre quoi que ce soit d’important est bel et bien notre contemporain.
Cette production est donc une occasion ratée. Comme dans beaucoup de spectacles, on « démocratise » les classiques en les dénuant de leur propos. Dans ces conditions, on se demande ce qui pousse les spectateurs à venir encore au théâtre. Est-ce vraiment pour voir le même spectacle fade que partout ailleurs ? De deux choses l’une ; ou bien le nivellement par le bas a fait en sorte que tous les spectacles se valent et que l’on se déplace seulement pour avoir la satisfaction d’avoir participé à la Grand Messe culturelle ; ou alors on prend le public au sérieux et on espère qu’il est venu justement parce qu’il croit encore à la magie du théâtre et à la possibilité d’être transporté le temps de quelques scènes. Ce n’est que dans ces circonstances que le metteur en scène pourra orienter son labeur afin que le spectateur découvre avec plaisir, réplique après réplique, quelques vérités sur cette espèce humaine merveilleuse et contradictoire dont il fait partie.