Train de vie
C’est un projet particulier qui trottait dans la tête du réalisateur Albert Maysles depuis les années 1960. Le cinéaste humaniste est décédé à 88 ans, en mars dernier, alors que son film venait d’être assemblé. Il voulait faire un documentaire sur les passagers des trains de longue distance. Co-réalisé par Lynn Ture, David Usui, Nelson Walker et Ben Wu, In Transit a alors été tourné sur la ligne Chicago-Seattle, un trajet de trois jours à travers plaines et montagnes, passant aussi par des exploitations pétrolières.
Présent à la projection, David Usui explique que dix personnes étaient présentes dans le train pour filmer et discuter avec les passagers. Le résultat, c’est une trentaine de personnages qui se livrent devant la caméra et racontent leurs vies parfois très compliquées. Quand on est dans un train pendant de si longues heures, « il y a un espace social, le temps se ralentit et les gens ont une sorte d’introspection en étant assis, ils regardent par la fenêtre et se demandent où ils en sont. » Le voyage est l’occasion d’une réflexion sur sa vie, mais aussi de partager des idées, des craintes et des pensées avec d’autres passagers. Tout cela en l’absence de complexes car ce sont des relations qui peuvent être éphémères, si on le veut.
D’après son collègue David Usui, Albert Maysles a une capacité impressionnante à se connecter avec les gens, ce qui a permis d’établir de la confiance entre l’équipe de tournage et les passagers. Ils ont fini par obtenir quatre cents heures de tournage enregistrées, qu’il a ensuite fallu trier. Ce sont les récits des drames et des espoirs des américains moyens que les réalisateurs ont choisi de montrer.
In transit est un documentaire humaniste touchant qui nous transporte. En passant une heure devant le film, on a véritablement l’impression d’être dans le train, au beau milieu de l’Amérique du Nord. ‑Par Amandine Hamon
Ne tirez pas sur Tim Horton
« Tout conflit est basé sur la tromperie » : c’est par cette citation du général chinois Sun Tzu datant du VIe siècle avant J.-C, que démarre Bring me the head of Tim Horton, un court-métrage loufoque signé Guy Maddin, Evan et Galen Johnson.
Au départ, l’idée était de filmer les coulisses du tournage de la dernière superproduction du réalisateur Paul Gross : une épopée remplie de soldats canadiens qui se retrouvent pris au piège au beau milieu de l’Afghanistan. Mais les trois larbins que sont Guy, Evan et Galen réalisent bien vite qu’ils ne pourront pas prendre le montage de ce documentaire promotionnel tout à fait au sérieux.
Le désert de Jordanie où les acteurs-soldats simulent une guerre contre les talibans afghans prend alors une toute autre tournure, à coups d’effets psychédéliques. On se retrouve face à des combats sur fond de musique de jazz, des filtres de couleurs primaires, des bruitages de jeux vidéo et même le gros plan d’une poule qui se promène au milieu de ce bazar.
Allongé dans le sable pour ne pas perturber les caméras du tournage, Guy Maddin se livre à des réflexions sur la vie, la mort et l’art : « Une palette de couleur, c’est une forme de poésie ». Du sarcasme à la sottise, en passant par le carrément ridicule, Bring me back the head of Tim Horton déconstruit de façon un peu aléatoire les codes d’un genre de film peu enclin à la satire. ‑Par Céline Fabre.
Champ de racaille
Le concept du « beau » retourne sa casquette au fur et à mesure que s’écoulent les images du documentaire Field Niggas. Alors qu’en 1963, Malcolm X établissait une distinction entre les esclaves des plantations (« field negroes »,) et les esclaves mieux nourris et logés (« house negroes »), le photographe et cinéaste Khalik Allah donne aujourd’hui un nouveau visage aux « esclaves des temps modernes ». Quarante ans plus tard, il arpente les rues de Harlem, ce district new-yorkais où la précarité ne prend jamais de vacances – pas même pendant les nuits pluvieuses de l’été 2014, que les cinquante-neuf minutes du film capturent.
Le coin de la 125e rue et de l’avenue Lexington devient alors la scène d’un théâtre nocturne. Les sans-abris et trafiquants qui bordent ses trottoirs deviennent ses acteurs et ne font plus faire seulement partie intégrante du macadam. Assis par terre, un vieillard fixe l’objectif. Il explique qu’il porte toujours son bracelet de prisonnier, en souvenir. Un peu plus loin, une jeune fille récite un poème pendant que passe un bus de « house negroes » qui s’apprêtent à retrouver leur maison. Comme pour marquer une rupture entre nos a priori sur ces créatures de la nuit et le cours de leur pensée, les témoignages recueillis par Khalak Allah ne sont jamais livrés au spectateur directement. Leurs voix flottent au-dessus de gros plans à l’esthétique presque surréaliste tant les effets de flou nous transportent dans une autre dimension.
« À ton avis, qu’est-ce qu’il nous arrive quand on meurt ?» demande le cinéaste à une femme qui se tient sur un terre-plein au milieu des voitures. Les nuages de fumée de cigarette sont omniprésents et à leur volupté naturelle s’ajoute une lenteur artificielle. « Je pense que c’est comme si l’on était encore présent, mais on n’est pas physiquement là ». Nuages de cigarettes, ou plutôt de K2, drogue qu’ils expliquent avoir substitué à l’herbe car il paraît qu’on la dépiste moins facilement.
Des couleurs saturées, la noirceur de la nuit qui se mêle à l’intensité de ces visages : comme il est vrai que la beauté réside dans l’œil de celui qui la regarde. À la fin de la séance, il semblerait que celle que Khalik Allah donne à ces street negroes ne soit pas tombée dans celui d’un malvoyant. ‑Par Céline Fabre