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Urbanisme superlatif

« Dubaï est la ville du plus pour moi » (the «-est » city), lance R., un chef d’entreprise libanais sur le ton de la rigolade. Attablé à la fenêtre d’un restaurant d’hôtel, il observe le paysage urbain qui se déploie sous nos yeux. Installé dans l’émirat depuis plus de vingt ans, il a bâti sa carrière dans cette région qui, il y a encore dix ans, n’était qu’un désert. Par sa formule, il tourne en boutade tout ce que l’émirat a de superlatif. Tout doit être « le plus haut, le plus large, le plus grand, le plus gros. »

J’étais arrivée à Dubaï le premier juillet dernier, bardée de préjugés que j’attendais de détruire. Un stage en urbanisme et quelques rencontres plus tard, la boutade s’avère fort appropriée. Dubaï va très loin et très haut. Et puis ?

En janvier 2007, le National Geographic titrait, dans un article superbement illustré, « Dubaï : The Sudden City », ou la Ville soudaine. Pour être beau, le titre n’en était pas moins puissant par son exactitude. L’émirat qui, selon le recensement de 2006, compte plus de 1 300 000 habitants, n’était pas même urbanisé il y a quelques années. Son climat rude, son terrain, rien ne prédestinait cet emplacement géographique à devenir le carrefour économique qu’il est aujourd’hui, si ce n’est ce que les commentateurs emphatiques attribuent à la vision d’un sheikh « qui voyait grand ». Ce visionnaire était le sheikh Rashid bin Saeed al Maktoum. Son fils est aujourd’hui le dirigeant de Dubaï. Sa photo est placardée à travers la ville et dans les halls d’hôtels.

Les revenus du pétrole aidant, cette région où la pêche était la principale activité attire maintenant des milliers d’immigrants sous visa de travail, tant des professionnels ultradiplômés que les travailleurs manuels. Les expatriés forment presque 80 p. cent de la population des Émirats arabes unis, d’après le recensement. Ils viennent en grande partie du Moyen-Orient et de l’Asie du Sud, mais une portion non négligeable est aussi originaire de l’Extrême-Orient et de pays occidentaux. Cette croissance démographique est telle que les analystes s’inquiètent de voir la population locale réduite à une portion infime d’ici les vingt prochaines années. Quant à l’industrie du tourisme, elle explose avec 15 millions de visiteurs par année d’ici 2010. Il n’est donc pas étonnant que la presse internationale se penche de plus en plus sur ce phénomène qui est sans précédent dans le domaine de l’urbanisation.

Au niveau de la construction, les plus grands promoteurs rivalisent pour y construire plus haut, toujours plus haut, avec l’aide d’architectes-phares. Qu’il s’agisse d’immeubles en forme de flammes, d’îles en forme de palmiers, de tour rotative ou du bâtiment le plus haut du monde, il serait peu de dire que l’immobilier se porte bien dans cette partie du Golfe.

De son appartement de la rue Sheikh Zayed, artère principale de la ville portant le nom de l’ancien président des Émirats arabes unis, R. voit surgir des tours dont la construction avance à la vitesse effrénée de plusieurs étages par jours. La rapidité de la construction est certes une prouesse, mais elle dénote également l’impatience des promoteurs et investisseurs qui, par souci de profitabilité immédiate, négligent la durabilité des structures ainsi bâties. « À cette allure, affirme R., le ciment n’a pas le temps de prendre correctement… ces immeubles vont être abattus dans une quinzaine d’année. » Le ton n’est déjà plus à la rigolade.

De fait, la construction à Dubaï ne cesse pas un instant. En 2006, on pouvait voir à Dubaï entre 15 et 25 p. cent des grues du monde. La rue Sheikh Zayed en est un exemple bien connu, un axe aliénant où pléthore de tours rivalisent de modernité et de hauteur. Les échafaudages sont omniprésents dans ce paysage qui, en plein mois de juillet, prend un aspect surréel dans l’humidité et le sable. Une ville sortie de nulle part, dirait-on. Et l’on aurait raison. Au niveau de la rue, un problème d’échelle est évident. Entre ces tours gigantesques, des voies rapides, des trottoirs mal conçus, des espaces impraticables et étroits entre des immeubles de plus de trente étages. Les rez-de-chaussée d’immeubles sont dédiés à des stationnements… tout comme les trois premiers étages des immeubles !

L’article du National Geographic s’émeut de voir à Dubaï une explosion de modernité dans un  Moyen-Orient troublé, stagnant. Certes, si la modernité se définit par la vitesse, le mouvement, la construction, l’argent, la technologie, le commerce, peut-être en effet peut-il s’agir de modernité. Mais Dubaï n’est pas un paradis.

Chaque jour, Hala se réveille aux aurores. Elle habite Sharjah, émirat voisin de Dubaï. Jusqu’à récemment, elle travaillait non loin de chez elle en tant qu’architecte-paysagiste. Ayant obtenu un emploi mieux rémunéré dans une firme franco-britannique à Dubaï même, elle passe désormais au moins une heure et demie sur la route à l’aller et autant au retour. Sharjah s’est développé plus récemment et les loyers y sont encore moins chers. Le prix du terrain a attiré certaines entreprises et a permis à de nombreux arrivants de se loger selon leurs moyens. Seulement, cet éloignement a son prix. Les trois heures quotidiennes que Hala passe dans les embouteillages en sont l’exemple. Mais « il n’y a rien à faire, c’est comme ça pour tout le monde », dit-elle simplement. Des personnes plus haut placées de son ancienne entreprise ont choisi de vivre à Dubaï et de faire le trajet vers Sharjah, allant ainsi à l’encontre du trafic. Encore faut-il en avoir les moyens.

Quand la plupart des villes nord-américaines ont pris conscience des effets pervers des villes construites autour de l’automobile, Dubaï, qui paradoxalement s’inspire généralement de réussites urbaines, a négligé cet aspect. L’absence de transport public et de tout autre mode de transport alternatif crée une congestion terrible sur les principaux axes routiers. Hala voudrait déménager, mais n’en a pas les moyens, et puisque les loyers triplent ou quadruplent à Dubaï, elle devra attendre qu’un projet abordable soit construit.

En effet, si l’Amérique du Nord semble depuis longtemps s’être rendue compte des dégâts causés par les environnements conçus pour la voiture, il semble que les émirats prennent tout juste conscience du problème.  L’éveil est marqué par un tournant vert initié récemment par le dirigeant de Dubaï qui a publié un document énonçant les résolutions sur les spécifications des bâtiments verts.  Le sacro-saint développement durable commence donc à se faire sentir dans les projets d’urbanisme en cours. Autant que possible, les clients des consultants en aménagement tentent de suivre de bonnes pratiques telles que définies par les normes internationales du Leadership in Energy and Environmental Design. De plus en plus, les développements immobiliers, comme ceux des grands promoteurs Nakheel et Dubaï Waterfront, privilégient des orientations solaires qui permettent de minimiser l’exposition des façades et de réduire les besoins énergétiques en climatisation. Les îlots de chaleur, dangereux pour la santé et provoqués par l’exposition solaire des surfaces asphaltées, sont souvent minimisés grâce à la couverture de surfaces comme les stationnements. Les toits verts sont également de plus en plus envisagés.

Au niveau des transports, l’hégémonie de la voiture devrait prendre fin.  Les promoteurs s’enhardissent à créer des rues piétonnes. C’est le cas de Dubaï International City, un projet qui combinera les usages résidentiel et commercial, et qui comptera une rue principale dénuée de trafic. Parmi les initiatives qui devraient changer la vie d’une population grandissante et diminuer la congestion, le métro de Dubaï est en court de construction depuis 2006. Quatre lignes devraient voir le jour dans les prochaines années. D’ici là, les promoteurs immobiliers tablent sur la proximité des stations de métro prévues pour bâtir des hectares de développement soi-disant orientés vers les piétons.

Que l’on soit fasciné ou dérouté, une telle croissance ne peut pas aller sans question. Bien sûr, en termes de croissance urbaine, la ville bat des records de développement dans les domaines de l’immobilier et de l’infrastructure. Est-elle pourtant durable ? Elle tente d’imiter et de surpasser les plus grandes villes du monde. Parvient-elle à offrir une qualité de vie à sa population ? La réponse ne se trouve pas dans ces quelques lignes et la question est simpliste par certains aspects. Il vaut toutefois la peine de d’interroger sur une ville qui, très probablement, laissera une empreinte dans l’histoire de l’urbanisation.


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