Quelques vingt ans après sa mort, la figure et la pensée de Guy Debord n’ont plus leur notoriété d’antan. Pourtant, aujourd’hui encore, ses idées demeurent d’une actualité brûlante. Auteur iconoclaste, par son parcours voilé de secret et sa vie d’intellectuel hors-norme, il est surtout connu pour la Société du spectacle, son magnum opus à la renommée internationale, publié en 1967.
La Société du spectacle
Alors que l’ancienne garde communiste considérait que seules les conditions de production étaient aliénantes, Debord fut le premier à souligner que la consommation moderne peut aussi être une forme d’aliénation et que le marxisme ne peut plus se contenter d’être naïvement quantitatif. Élever le niveau de vie ne suffit plus dans les conditions actuelles, où l’abondance pléthorique de marchandises consommables cache en réalité une même banalité, une même pauvreté et dont le but reste la prolongation du système de domination. Ainsi, si le 19e siècle niait l’humain par la machine, le 20e, et maintenant le 21e, le font également par la marchandise.
Proprement totalitaire, la Société du spectacle intègre tout à sa domination et impose le règne de l’apparence, ne permettant plus qu’un jeu faussement concurrentiel, à l’image de nos débats télévisés modernes ou de la compétition publicitaire. Toute la valeur des choses ne se résume plus qu’à leur simple apparence, qu’à l’illusion de leur utilité : tout le reste, qui ne se plie pas aux règles spectaculaires, doit disparaître. Ce qui compte n’est ainsi plus le vrai, la valeur intrinsèque de la chose, mais sa capacité à accomplir un spectacle, une performance sur la base de laquelle on va la juger. L’illusion devient la seule réalité, le faux devient le vrai.
L’internationale situationniste
Mais Debord ne se contente pas de diagnostiquer la maladie, il propose son remède. En effet, au sein du mouvement lettriste, puis de l’internationale situationniste, il propose, avec d’autres, un mode de vie entièrement nouveau, centré sur la construction de « situations ». Pour les situationnistes, la vraie liberté, l’affranchissement de la société du spectacle, consiste en la « construction concrète d’ambiances momentanées de la vie et leur transformation en une qualité passionnelle supérieure ».
Autrement dit, il s’agit de faire de chaque moment de l’existence une expérience ludique et particulière, visant à dépasser le côté uniquement pratique et compartimenté du mode de vie spectaculaire. Le situationnisme vise de fait à limiter au maximum les moments « nuls » de la vie, ceux aujourd’hui consacrés au même labeur productif et dénués de poésie. Il cherche un retour à la vie réelle, loin de la fausseté du spectacle.
Ainsi, le situationnisme, engagé dans une véritable « bataille des loisirs », vise à développer un art intégral qui permettrait la création de situations. On comprend de ce fait l’importance accordée à l’urbanisme, la ville situationniste se devant d’être l’anti-ville capitaliste, au fonctionnalisme terne.
Les situationnistes développent également de nombreux jeux qui favorisent la création de situations, à l’image de la « dérive », qui consiste à errer sans but réel dans une ville, en y cherchant des endroits particuliers, dépaysants, brisant par là tout ce qui est censé être pratique et capitaliste dans une ville.
« Jouissez sans entraves » et autres aphorismes
Le situationnisme vise enfin à supprimer tout type de division sociale, de division entre art et travail, entre travail et loisir : il s’agit d’une libération de la créativité, d’une constante création ludique. « Ne travaillez jamais » écrivait Debord, ce qui résume très bien sa pensée d’une libération par un retour complet à la vie, loin de son productivisme actuel. Lire Potlatch, une des revues des lettristes-situationnistes est intéressant pour se faire une idée de l’exubérance créatrice, de l’outrance volontaire des propositions situationnistes, toujours surprenantes mais faites dans le même but : changer radicalement la vie, sortir de l’aliénation triste de la société du spectacle.
Le situationnisme propose ainsi une révolution concrète, qui commence dans nos activités quotidiennes en apparence anodines. La praxis révolutionnaire se retrouve à portée de main et dans la vie de tous les jours, quand dans l’ancien marxisme elle était renvoyée à un futur toujours repoussé et à une période circonscrite. Face à la triste rigueur qu’exigeaient les anciennes théories révolutionnaires, le situationnisme propose un retour à la vie, donnant une nouvelle fraîcheur à la subversion.