J’ai vécu trois ans à quelques mètres du parc Claude Jutra, au coin des rues Clark et Prince-Arthur. J’y venais me recueillir, j’ai cultivé en cet endroit une intimité profonde avec le cinéaste, la ville et l’art de la toponymie.
Une sculpture de Charles Daudelin y siège, portant l’inscription suivante : « La vocation du cinéma est d’incarner la vie. Notre postérité exige qu’on le protège pour qu’il garde en mémoire non pas seulement ce que l’on pense, mais comment on le parle, le rythme de nos rires, la chanson de nos pleurs, pour qu’il capte à jamais les aujourd’huis qui passent ; pour qu’il rende à l’éternité notre fait, notre geste et notre dit. » Claude Jutra 1930–1986
Le scandale actuel que suscitent les révélations sur ses pratiques pédophiles porte une ombre noire sur « notre postérité ». On accuse le silence complaisant, l’aveuglement volontaire. Les révélations sont sérieuses, le scandale ne l’est pas.
« Le scandale est là où le spectacle n’a pas lieu » : une lecture des essais d’André Belleau nous a menés, cette semaine, en cours sur l’essai québécois à penser le problème de l’interdit au Québec dans ce qui est censuré plutôt que dans ce qui est grandement révélé. C’est profondément actuel. Le scandale a pris naissance dans un espace spectaculaire unanime et aliéné. L’essence du spectaculaire, dans ce débat, réside dans l’absence de nuances. C’est un sujet délicat et il révèle d’anciennes blessures jamais closes, jamais dites. Il révèle une maladie mentale, des désirs malpropres et des actes indécents.
Cet événement laissera des traces dans l’histoire du cinéma québécois et dans notre histoire socioculturelle. Une série de questions m’intéressent aujourd’hui.Elles concernent la manière dont ses œuvres porteront les stigmates de ces révélations : l’analyse de son œuvre sera-t-elle marquée par ses préférences sexuelles ? La projection de ses films sera-t-elle évitée, et leur partage détourné ? Sans doute, pour un temps. Ce qui me fait penser à la censure et à l’aliénation.
Il y a des questions qui ont une apparence d’unanimité : elles sont les plus lyriques et sans doute les plus dangereuses. La pédophilie est une maladie hautement condamnable, c’est une évidence. La pédophilie de Claude Jutra n’a probablement rien à voir avec ses films : il est irrationnel de concevoir comment l’un puisse motiver l’autre.
On se donne bonne conscience à le rayer de la toponymie québécoise. Le débat est ailleurs. On déplace la crise dans notre malaise face à la pédophilie : on sacrifie le cinéaste sur la place publique, on se glorifie de lui faire honte. La véritable réponse est de prendre conscience du problème, de le prévenir et d’éviter d’autres enfances troublées.