Qu’il est désobligeant de voir et d’entendre les immondices du marquis. C’est un orgasme retenu mais triomphant que nous pouvions déclamer au théâtre du Trident de Québec.
Amis montréalais, nul besoin de vous flageller, vous pouvez maintenant assister à cette pièce, d’une prestation remarquable. Quills, de Robert Lepage et Jean-Pierre Cloutier est le fruit d’un travail pluridisciplinaire : le texte est à l’origine du texan Doug Wright et a servi de scénario pour le blockbuster hollywoodien Quills, la plume et le sang, film qui a le mérite de poser la question : peut-on américaniser la littérature française ? Quoi qu’il en soit, le texte narre les derniers jours de la vie de Sade, interné à l’asile de Charenton, pour diverses affaires de viol, sodomie, torture, orgie, profanation… Mais surtout, pour avoir couché ses histoires sur papier. Jean-Pierre Cloutier repère l’intérêt théâtral de ce texte, qu’il traduit en français et adapte à la mise en scène. Ce dont se chargera Robert Lepage qui interprète brillamment le marquis de Sade. Tout ceci donne donc à voir et à entendre une pièce qui allie littérature, art dramatique et histoire.
« Mais est-il encore possible de choquer au 21e siècle ? »
Imaginez-vous à l’époque triomphante des Belles Lettres, dans les plus hautes sphères de l’aristocratie française, un enfant né d’une des plus anciennes maisons de Provence. Il grandit dans la décadence de la monarchie absolue et dans l’émancipation intellectuelle des Lumières. Chez ses parents entre cour de Versailles et hôtels parisiens, puis chez son oncle dans un monastère en Auvergne, il est élevé avec la conviction d’appartenir à une espèce supérieure, ce qui affirmera la légitimité de sa despote. Le marquis, adulte, possède ainsi trois armes : son esprit diabolique, sa verge et la plus dangereuse, sa plume.
Principes subversifs
Robert Lepage joue un marquis en avance sur son temps, qui a compris les enjeux de sa société, les viles intentions de ses contemporains, la faiblesse morale du monde ecclésiastique. Il joue la liberté, se retrouvant symboliquement nu sur scène, dépouillé de tout confort et de l’écriture. Ses derniers jours vont decrescendo vers l’élimination et la privation de toutes les libertés « humaines » et animales. Plus les moyens d’expression sont réduits, plus Sade use de ses fourberies pour écrire tantôt avec ses excréments, tantôt avec son propre sang. Et si les écrits ne sont pas troublants, leur symbolique subtile est effrayante. Mais est-il encore possible de choquer au 21e siècle ? Progressivement, le récit devant nous, très justement interprété par Jean-Pierre Cloutier (l’abbé) et Pierre-Olivier Grondin (le directeur) nous interroge sur le religieux et le politique dans l’encadrement des mœurs et les répressions de l’Ancien Régime. Mais cette question n’est pas arriérée, puisqu’elle s’applique très bien à nos sociétés. Cette pièce, avec un certain recul, bouleverse nos conceptions de la morale et du juste entendement, réinterroge notre époque démocratique de la présupposée liberté, réinterroge également la folie. Des frontières des relations humaines à la signification de la justice, Quills est la cause de moult réflexions psychiques. Qui forme l’institution ? La verge ou la soutane ? Le sceptre ou la plume ? Si la nature est dans toute chose, la nature est-elle dans le crayon ?
Le travail de Robert Lepage et Jean-Pierre Cloutier offre diverses masturbations : intellectuelles, physiques (sur le plateau évidemment) et sensorielles. En effet vous aurez le droit à une scène hautement sexuelle, mystique et profane voire psychédélique et complètement délirante… Une pièce époustouflante, sans parler du décor ex-machina, créé par Lepage.