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MK-Ultra : McGill au service de la CIA

Quand l’Université servait de laboratoire pour le compte des renseignements américains.

Mahaut Engérant | Le Délit

Les fans de la série Stranger Things en auront certainement entendu parler, de même que tous les adeptes de science-fiction : MK-Ultra est le nom d’un ancien programme d’expériences sur des sujets humains non-consentants, dirigé par la Central Intelligence Agency (CIA, Agence centrale de renseignement, ndlr). Il alliait privation sensorielle, prise de diétilamide de l’acide lysergique (ou « LSD », ndlr) et électrochocs, afin de repousser les limites du cerveau humain et de découvrir l’ultime sérum de vérité. Scénario digne d’un film de série B, pourtant complètement véridique, certaines expériences ont été menées ici même, à McGill. Retour sur cette page noire de l’histoire de l’Université.

CIA et LSD

En 1953, au cœur de l’Amérique d’Eisenhower, la peur du communisme est à son comble. La guerre de Corée vient de s’achever et cette dernière ne fait qu’échauffer les esprits. Le sénateur McCarthy commence ses campagnes de diffamation et ouvre la voie à la « peur rouge ». La CIA a, quant à elle, d’autres préoccupations.

En effet, l’agence de renseignement américaine apprend que parmi les prisonniers de guerre américains qui rentrent aux États-Unis, beaucoup ont le sentiment d’avoir traversé une période de « vide » ou de « désorientation » pendant leur détention en Chine. Aucun doute possible : ils ont subi un « lavage de cerveau ». La presse s’emballe et la CIA s’inquiète : et si les Russes avaient mis au point une technique de manipulation mentale ? Afin de riposter, Allen Dulles, directeur de la CIA, approuve le 13 avril 1953 le projet MK-Ultra. Son objectif : parvenir à contrôler les esprits afin de révolutionner les techniques d’interrogatoire pour faire parler coûte que coûte les espions communistes. Participent à ce programme plus de quatre-vingts institutions dont des hôpitaux, des prisons, et bien sûr, des universités à l’image de McGill.

Pendant ce temps, au Canada, le gouvernement canadien décide de se joindre aux efforts des États-Unis. En conséquence, le Defense Research Board (Conseil de recherche sur la défense, ndlr) décide de financer les études du docteur Donald Hebb, professeur de psychologie à McGill, sur la privation sensorielle. Ce dernier est fasciné par le fait que la privation sensorielle à longue durée rend les sujets plus enclins à l’acceptation d’idées pourtant contraires à leurs croyances. Cependant, le docteur Hebb suit les procédures d’éthique à la lettre et refuse d’aller plus loin : il se limite à des expériences de courte durée où le patient peut partir à tout moment. 

N’en déplaise au psychiatre Donald Ewen Cameron, qui va décider de continuer ses recherches là où Hebb les avaient arrêtées.

Lorsque le psychiatre Ewen Cameron arrive à l’Université McGill à la fin des années 40, l’Université cherche désespérément à développer un département de psychiatrie digne de ce nom. Cameron est donc nommé par le principal de l’époque Frank Cyril James, chair du Département de psychiatrie, professeur à plein temps et directeur de l’Institut psychiatrique Allan Memorial, affilié à l’Hôpital Royal Victoria et fraîchement inauguré.

Le Project 68 du médecin Cameron

Au cours de ses recherches, le docteur Ewen Cameron met au point la technique de « conduite psychique » (psychic driving) en partant du principe que les troubles mentaux proviennent d’une erreur de « programmation » du cerveau, que l’on peut reprogrammer à sa guise, tel un ordinateur. Du pain béni pour la CIA, qui s’empresse de financer ses recherches, et s’en inspirera même pour écrire le KUBARK Counterintelligence Interrogation Manuel, décrivant des techniques d’interrogation proche de la torture.

Cependant, avant de reconstruire une personnalité, il faut détruire l’ancienne.

Pour ce faire, le psychiatre injecte à ses patients du LSD et des barbituriques afin de les déstabiliser. Puis, il les soumet à un traitement aux électrochocs à raison de trois séances par jour (la procédure de l’époque fixait la limite à trois par semaine) et ce pendant plusieurs mois. Viennent ensuite de longs mois de privation sensorielle en caisson d’isolement et de cure de sommeil. À ce stade du traitement, le patient doit avoir « développé un état de confusion aigu, de totale désorientation […] avoir perdu ses habitudes alimentaires, ainsi que le contrôle de sa vessie et de ses intestins. » décrivait Cameron dans un article publié par l’American Psychopathological Association. Le reconditionnement peut donc commencer.

Ce dernier s’effectue avec un magnétophone qui diffusera en boucle (parfois jusqu’à plus de cinq cents mille fois!) des messages afin de reconstruire l’identité du patient.

L’Institut Allan Memorial fonctionnant sur le modèle d’hôpital de jour, où l’internement peut être volontaire, de nombreux patients qui entrent à l’Institut pour des problèmes mineurs telles que des légères dépressions sont soumis au violent traitement du médecin, et en ressortent brisés, marqués à vie voire dans un état végétatif.

Le psychiatre Ewen Cameron pensait-il vraiment pouvoir améliorer l’état de ses patients avec de telles méthodes ? Difficile à croire. Pourtant, lors de son départ de l’Université en 1964, ce dernier est décrit par ses collègues comme un « grand humanitaire », un « pionnier de la psychiatrie canadienne ».

Comment le psychiatre Cameron, qui fut au cours de sa carrière, président de plusieurs associations psychiatriques de renom, et qui écrivait lui-même que l’hospitalisation des patients devait être « la plus courte possible » afin de favoriser leurs bien-être a‑t-il pu se livrer à des expériences si terrifiantes ? Question sans réponse.

Des révélations choquantes

En 1977, après le scandale du Watergate, le Sénat américain commence à demander des comptes à la CIA. L’agence de renseignements est donc forcée de rendre public plus de vingt mille pages d’archives du projet MK-Ultra.

La vérité éclate au grand jour et plusieurs anciens patients dont Val Orlikow, l’épouse d’un parlementaire canadien, portent plainte. Ces derniers seront dédommagés en 1992 à la hauteur 100 000$ par le gouvernement canadien qui, au passage, nie toute responsabilité. Quant aux chercheurs du programme, aucun ne sera jamais poursuivi : Cameron s’est éteint d’une crise cardiaque en 1967 et le docteur Gottlieb, architecte du projet MK-Ultra, quittera la CIA juste avant l’arrêt du programme.

Lors des auditions sénatoriales en 1977, le sénateur Edward « Ted » Kennedy demandait aux universités ayant pris part au programme de « rendre publique » leur implication et de présenter leurs excuses. Chose que, sans grand étonnement, McGill ne s’est jamais empressé de faire. Les archives universitaires ne mentionnent même pas la participation du psychiatre Cameron au projet MK-Ultra et préfèrent se concentrer sur sa réputation d’expert psychiatre, qui lui avait valu de faire partie du groupe de médecins devant se prononcer sur le cas de Rudolf Hess lors du procès de Nuremberg. Procès qui établira d’ailleurs le code du même nom — le code de Nuremberg — sur les procédures d’éthique médicale : assez ironique quand l’on sait la considération minimale que portait Cameron vis-à-vis de l’éthique lors de ses expériences

Toute histoire contient sa page noire, et que cela nous plaise ou non, les expériences de la CIA menées par le psychiatre Cameron font partie de l’histoire de notre Université.

L’Université McGill est-elle la seule à blâmer ? Bien sûr que non. En revanche, une simple reconnaissance des faits permettrait à l’Université d’envoyer un message de transparence, et d’accomplir le devoir de mémoire qu’elle doit aux victimes depuis plus de soixante ans.


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