« T’écoutais pas de rap avant les RC/Tu ferais mieux de me remercier » : c’est ce que rappe Nekfeu dans son dernier album rendant hommage à l’événement de battle-rap Rap Contenders, organisé en France tous les ans depuis 2010. Mais cette version française du battle-rap qui a lancé la carrière de nombreux MCs (Master of Ceremony, ndlr) français, comme Nekfeu ou plusieurs autres membres du collectif L’Entourage, n’est pas sortie de nulle part. C’est vers le Québec qu’il faut se tourner pour comprendre les origines de Rap Contenders. Dans la lignée de Yo Momma ! (diffusée sur MTV entre 2006 et 2007), une émission qui invitait des rappeurs à venir insulter la mère de l’adversaire, s’est crée le WordUP !, la première ligue mondiale de battle-rap a cappella francophone, dont la première édition s’est tenue en 2009. Les battle-rap relèvent en effet d’une importance capitale, bien que quelques débats fusent autour de cette ligue de joute oratoire.
Le Word UP ! a très vite fait parler de lui, comme le rap et le hip-hop en général, pour des raisons morales, et rarement esthétiques. Les rappeurs et rappeuses, pour disqualifier l’adversaire, ne se censurent en effet jamais et profèrent souvent des insultes violentes, vulgaires, parfois ouvertement sexistes et homophobes.
Un dévoiement moral ?
La dénonciation d’une pratique artistique populaire et jeune (le jazz à sa naissance, puis le rock, puis le hip-hop, en ce moment les jeux vidéos) qui consisterait en un « dévoiement moral » de la jeunesse est un phénomène récurrent dans l’histoire, de la part d’une élite qui lui oppose le « grand Art » et qui aimerait bien que ce grand Art soit aussi populaire que les pratiques qu’elle fustige. Le rap est en plus une musique d’origine africaine-américaine et elle s’inscrit toujours ainsi dans les imaginaires collectifs : il n’est pas étonnant d’avoir vu apparaître des dénonciations du WordUP ! avec un implicite de violence de classe et de racisme. Comme si le sexisme était l’apanage des hommes noirs, et que le racisme était l’apanage des classes populaires blanches…
Rappelons que sur ces questions, le dernier événement (la 13èmé édition en 2016) du Word UP ! a fait bouger les lignes : Filigrann, co-créateur et animateur de la ligue, a souligné que la scène du Club Soda, la salle de spectacle montréalaise, était une free-speech zone, en calquant son modèle sur celui du safe space : l’enceinte où les rappeurs et rappeuses s’affrontent est sanctifiée et est régie par d’autres lois de la parole, isolées du reste de la salle. Les MCs n’hésitent alors pas à convoquer, sur le mode de l’humour noir et de la vulgarité, des insultes (esthétiquement travaillées par la rime et les figures de style) qui peuvent être racistes, sexistes ou homophobes pour disqualifier l’adversaire. Filigrann a rappelé toutefois que le public était, quant à lui, tenu au respect des autres, et que les organisateurs et organisatrices condamnaient tout acte de sexisme, d’homophobie ou de racisme pendant l’événement.
Il convient de rappeler aussi que la vulgarité, le sexisme, l’homophobie et le racisme ne sont pas l’apanage des WordUP !. Les historiennes féministes de l’art comme Griselda Pollock ont montré que tout ceci est bien présent dans la « grande » littérature et dans le « Grand Art » des sociétés occidentales, (les « classiques », ceux que l’on apprend à l’école et que les musées accrochent au mur). « Ta mère fit un pet foireux et tu naquis de sa collique » : la phrase est vulgaire et sexiste, et rappelle étrangement le « Yo Momma » de MTV. Et pourtant l’auteur de cette agression poétique n’est autre que Guillaume Apollinaire.
La scène rap francophone
Il est en revanche assez certain que parler du Word UP ! en bien ou en mal n’a fait que le renforcer, et que son énorme importance pour le hip-hop québécois mérite d’être soulignée. En rassemblant rituellement une communauté de rappeurs et rappeuses autour d’un événement où des héros et des héroïnes apparaissent, et où l’impression d’être important·e se fait sentir, le WordUP ! a structuré la nouvelle scène de rap québécoise francophone. À titre d’exemple, le groupe de rap Dead Obies s’est formé à la suite d’une soirée WordUP !. Le Word UP ! est rapidement devenu international : des rappeurs français viennent au Québec pour le WordUP ! et des rappeurs québécois viennent à Paris pour les RC. On dit souvent que « le rap français est le numéro deux après le rap états-unien ». Si l’on se met à réfléchir plutôt dans le terme de « rap francophone », et que l’on arrive à fédérer les autres scènes francophones, autrement dit rap québécois mais aussi rap sénégalais, rap congolais, rap suisse, rap belge etc. Comme le WordUP ! a réussi à le faire en inspirant les Rap Contenders, et en installant un dialogue constant avec le rap parisien, le rap francophone pourrait peut-être rivaliser avec le rap états-unien. Ce serait genre poétik. Genre politik. « Genre historik. »