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Rap : des consciences bipolaires ?

Peut-on consciemment tout pardonner au rap ?

Nicolas Marbeau

Au mois de septembre dernier, le genre le plus écouté des américains, toutes individualités confondues, n’était plus le rock. Le favori sur le territoire des États-Unis est maintenant le rap, et plus largement le hip-hop. Deux genres et leurs sous-genres qui se sont mondialement démocratisés ces dernières décennies. La tendance est en effet à l’agrandissement du spectre de ce qu’est au coeur du rap. Ce dernier touche de nouveaux publics, et des nouvelles personnalités de rappeurs séduisent avec de nouveaux styles.

Les sons gagnent en sonorités diverses. Les instrumentales sont plus électro, ou plus pop, plus ou moins subjectivement davantage faciles à écouter. Cependant, les œuvres et images des rappeurs n’en restent pas moins chargés de connotations toutes particulières au genre. Les préjugés les associent (trop) souvent à la violence, et aux vices de notoriété clichés comme l’argent, la drogue et le sexe.

Depuis l’émergence du genre, le rap a toujours été à contre-courant des opinions mainstream, un moyen de s’exprimer, controversé, en tout cas porteur de débat.

Les artistes de la fin des années 1990 puis 2000, ont accentué ces penchants potentiellement risqués. Toutefois, il est objectivement constatable que le spectre des thèmes du rap s’est ouvert. Le genre baigne-de moins en moins uniquement- dans des thèmes de violence, d’argent, de misogynie, de drogue et de règlement de comptes. Ceci dépend bien sûr des environnements, des milieux et des centres d’intérêts des artistes, la plupart du temps particulièrement complexes. Le cliché demeure qu’ils sont issus de la pauvreté, s’en sont sorti de façons plus ou moins légales et ont réussi à changer de classe sociale grâce à leur musique.

« Mais alors, écouter des artistes relève-t-il d’approuver et de donner du crédit à de telles idées ou postures ? »

Plus que dans d’autres genres musicaux, certains artistes du genre ont porté et continuent à porter aussi des charges légales ou criminelles contre eux. Ceci les distingue des excès de rockeurs ou des déboires de chanteurs de pop. Leurs problèmes avec la loi se différencient des histoires narrées de manière fictive dans leurs titres. Ce fut notamment le cas des légendes des années 1990, comme Notorious Big et Tupac, à travers des querelles de labels rivaux et de personnalités. Il demeure qu’encore de nos jours, certains rappeurs restent au cœur d’affaires de mœurs ou de violence, et ceci aux Etats-Unis comme en France. Pour ne citer qu’eux, on trouve R. Kelly, et ses abus sur des (trop) jeunes femmes, Seth Gueko pour sa belligérance bien connue, ou encore l’américain Kodak Black, en conflit avec la justice depuis l’âge de 10 ans. 

Alors, est-ce de la responsabilité de l’auditeur de se positionner ou non ? Ne fait-il simplement qu’entendre ou cautionne-t-il en écoutant ? Qui est le plus bipolaire dans le rap : les artistes tordus ou les auditeurs qui aiment les morceaux de manière contrastée sans pour autant approuver le message des paroles ?

Capucine Lorber | Le Délit

Le cas Xxxtentacíon

Un exemple récent, et assez explicite, illustre bien ce problème qui ne date pas d’hier. Le rappeur américain Xxxtentacion, de son vrai nom Jahseh Dwayne Onfroy, déjà controversé et condamné pour violences conjugales sur sa compagne enceinte, parmi d’autres allégations. Il possède depuis son adolescence un lourd casier judiciaire – il est d’ailleurs fraichement sorti de prison en mars dernier. En ce mois de septembre dernier, il a sorti le clip de son titre « Look at me !». Écrit et dirigé par le rappeur lui-même, ce clip dénonce les violences policières et interraciales et pose la question de l’avenir de la jeunesse. Au cœur du mélange des genres via l’utilisation de ces 3 sections, une scène choc attire particulièrement l’attention.

Cette scène assez perturbante, où l’on voit le rappeur pendu, se suit d’une véritable mise en scène de la pendaison d’un enfant blanc en face d’un enfant noir. Ces scènes choquantes sont ensuite mêlées à des scènes d’archives et de reproductions de crimes raciaux commis aux Etats-Unis. Le clip se conclut finalement par un discours sur l’égalité et la remise en question de toutes les idéologies suprématistes – toutes couleurs confondues, des violences de blancs sur noirs et de noirs sur noirs. C’est en quelque sorte un monologue introspectif et pacifiste sur l’état du monde actuel et le futur de la jeunesse qui doit être apaisée. Le problème est que, somme toute, ce discours est assez surprenant de la part de Onfroy. Ce clip est visuellement prenant et psychologiquement difficile à analyser au premier abord, de par la rapidité des scènes. Il demeure qu’il produit un contraste saisissant dans la tête de l’auditeur et du spectateur, potentiellement connaisseur du passé de l’artiste. Entre les faits divers et les récentes accusations de lourdes violences visant ce dernier, comment ce discours relativement louable peut-il être accepté de sa part ? Onfroy se permet de pointer du doigt les problèmes de crimes raciaux aux Etats-Unis, de parler de paix et d’espoir pour la jeunesse, tout en étant lui-même encore en probation pour son séjour en prison. Le contexte actuel de problèmes aussi graves et choquants que ces crimes raciaux nécessite de prendre une position de condamnation claire. Ainsi l’auditeur se voit presque obligé d’accepter cette tentative (assez étrange) de l’artiste de commenter l’état du monde en produisant un message plus ou moins positif, en contraste avec ses actions commises dans sa vie privée.

« Il s’agit de percevoir la fine limite entre art rapologique ou prose lyricale et subversion potentielle. »

Peut-on tout entendre ? 

Une des pistes de réflexion qui se présente au premier abord peut être de se questionner sur le but d’un tel message pour l’artiste en tant que créateur. Il semble premièrement essentiel de différencier et séparer les actions de la personne réelle de la société civile, de celles de l’artiste. Cependant, cet effort de réflexion est plus difficile à faire dans les cas graves (meurtre, violence), ou lorsque de tels faits, ayant réellement existé sont relatés dans des chansons, comme Xxxtentacion qui aborde les accusations le concernant dans le titre Roll in Peace « Last time I wifed a bitch she told the world I beat her » (La dernière fois que j’ai épousé une garce, elle a dit au monde entier que je la battais, ndlr).

Faire la part entre des évocations d’actes fictionnels, bien qu’imagés et la réelle volonté de passer à l’acte, ainsi que la défense de tels propos est la prochaine étape la plus complexe et exigeante pour des auditeurs de rap. Il s’agit de percevoir la fine limite entre art rapologique ou prose lyricale et subversion potentielle. Il y a certes eu des meurtres chez les fans de Chief Keef ou Tupac, mais les statistiques restent les mêmes pour les autres genres. Par exemple, le serial Killer Richard Ramirez était un fanatique du groupe de rock ACDC qui pensait même que des chansons du groupe lui étaient dédiées.

« Le contexte actuel de problèmes aussi graves et choquants que ces crimes raciaux nécessite de prendre une position de condamnation claire. »

Mais alors, écouter des artistes relève-t-il d’approuver et de donner du crédit à de telles idées ou postures ? Se positionne en parallèle à cette réflexion conséquente, la problématique en apparence plus légère du vocabulaire utilisé. Au cœur du lexique du rap se trouvent souvent des propos haineux, misogynes ou violents. Est-ce qu’écouter par exemple Sale Pute d’Orelsan, qui a provoqué un tollé à sa sortie, jusqu’au procès par des associations féministes, veut dire que l’on  cautionne cette façon de parler ? Il est certes plus léger de

se défendre pour des associations d’idées que pour des incitations au meurtre ou à la haine. L’idée est qu’il y a une contradiction et un paradoxe intrinsèquement humaine au genre du rap : tant pour les artistes que pour les auditeurs. La fascination pour la musique et l’artiste peut en fait passer au premier plan particulièrement dans le rap, de manière plus exacerbée que dans d’autres genres musicaux.

Musicophiles, ou psychopathes ?

Mardi 26 septembre dernier sortait cette information du Guardian, reprise par le journal français conservateur Valeurs Actuelles, qui donnait en tête d’article « Les psychopathes préfèrent le rap à la musique classique ». Le résultat d’une étude sur le lien entre musique et psychopathie réalisée par des chercheurs de l’Université de New York (NYU) semblait être la principale source pour avancer cette thèse. Il semblerait qu’encore maintenant une partie de l’opinion publique, française et aussi mondiale, voit les auditeurs de rap comme des marginaux et les pointe du doigt pour leur faiblesse de conscience presque tendancieuse. Cependant cette étude a pu être remise en question par les décodeurs, affiliés au site web du journal Le Monde, montrant que, finalement, le hiphop n’est plus un mouvement marginal. L’étude (préliminaire) en question s’est en effet faite sur un échantillon de seulement 200 personnes, en leur demandant leur préférence en terme de goût à l’écoute entre « My Sharona » de The Knack, du rock datant de 1979, par rapport à « No Diggity » de Blackstreet et « Lose Yourself » d’Eminem, des années 1990 et 2000. Sans grand étonnement, ceux qui préféraient « My Sharona » (mais aussi « Titanium » de David Guetta) étaient les moins psychopathes. Ces statistiques se basent sur des morceaux considérés comme moins controversés et violents, et partent du principe que les morceaux de rap le sont dans leur ensemble. Cependant, les morceaux choisis d’Eminem et Blackstreet sont actuellement légèrement dépassés et plus tout à fait représentatifs du genre dans son spectrum actuel, à mon avis.

« C’est simplement qu’il est en fait important de s’intéresser à l’environnement, au contexte et aux variables socio-économiques et politiques d’un artiste »

C’est simplement qu’il est en fait important de s’intéresser à l’environnement, au contexte et aux variables socio-économiques et politiques d’un artiste (de rap ou d’autre genre musical) avant de juger ses propos comme respectables ou non. Qui dit que les morceaux de The Knack ne cachent pas des propos haineux et peuvent choquer certaines personnes ? Même le rappeur Kendrick Lamar, jugé par l’ensemble de l’industrie comme le plus « tolérant » et progressiste, a vu les derniers titres de ses premiers albums accusés de contenir des propos homophobes. Il est évident et parfaitement respectable – et à respecter – que certaines personnes se sentent visées ou touchées par des propos. Toutefois, on peut penser qu’on trouvera toujours à redire, finalement, au rap.

« Le hiphop n’est plus un mouvement marginal »

Bande son d’une société en évolution constante dans toute sa dimension expressive et poétique, le genre est intrinsèquement exposé aux critiques. La décision de cas de conscience revient avant tout à l’auditeur, qui doit accepter ou refuser de se disposer à écouter, et entendre ce que l’artiste souhaite communiquer. Cela ne signifie pas forcément qu’il cautionne le fond ou la forme des propos. Simplement qu’il respecte le statut de l’artiste rap et qu’il prenne conscience que la liberté d’expression sous toutes ses facettes est clé du genre.


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