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La « discrimination positive » en question

La « discrimination positive » est-elle un frein à l’émancipation des minorités ?

Clayton Lapomme | Le Délit

Maîtrisez les savoirs, et vous maîtriserez le peuple. À travers les âges, on peut trouver de nombreux exemples où l’éducation, servant à signifier le rang social, était restreinte, voire interdite, aux classes les plus basses. Si l’on s’attarde par exemple sur les Etats-Unis, il était interdit dans de nombreux Etats du sud que les esclaves puissent apprendre : un esclave éduqué est un esclave dangereux. Ainsi, à la fin de l’esclavage, quand les premières écoles acceptant les Noirs furent ouvertes, on y vit se bousculer un peuple auquel les plaisirs de la connaissance avaient été niés trop longtemps. Aujourd’hui encore, l’éducation joue un rôle phénoménal dans la résorption des inégalités : selon The journal of Blacks in Higher education, les Noirs ayant un diplôme de niveau baccalauréat gagnent 95% du salaire moyen des Blancs ayant un niveau d’éducation similaire. À ce niveau de qualification, le racisme semble avoir un effet quasi nul. Autrement dit, si l’on résolvait l’écart d’éducation — plus de 30% des Blancs ont un niveau égal ou supérieur au baccalauréat, contre 20% des Noirs — il serait possible de diminuer une importante partie de l’écart social racial. Toutefois, depuis plusieurs dizaines d’années, une certaine approche des relations raciales, les affirmative actions, semblent mettre en danger l’efficacité du système scolaire à résorber les inégalités raciales.

Les origines de l’affirmative action

En 1964 fut voté le célèbre Civil Rights Act, dont le but était d’interdire une grande partie des discriminations raciales. Afin de s’assurer que la loi soit respectée, les tribunaux furent désormais autorisés à mettre en place des « affirmative actions », qui permettaient d’exiger le réemploi des victimes de discrimination. Plus tard, la notion s’étendit aux campagnes d’information auprès des minorités, les incitant à prendre les opportunités qui leurs étaient offertes, et aux efforts de démantèlement de systèmes discriminatoires. Seulement, malgré l’égalité légale, les inégalités socioéconomiques demeurèrent. Il y avait toujours moins de Noirs que de Blancs dans les universités de haut niveau, les Afro-Américains obtenaient toujours un score moins élevé en moyenne aux tests standardisés, et l’écart en terme de chômage restait le même. Partant de ce constat, le terme « affirmative action » a commencé à désigner de plus en plus souvent la « discrimination positive » : si les critères universels ne permettaient pas d’atteindre la parité, alors les critères devaient changer. Ainsi, par l’instauration de quotas, les minorités ont vu leur population augmenter au sein des institutions publiques comme privées, notamment dans celles qui nous intéressent ici : les universités. Victoire ? Malheureusement, cette hausse très séduisante cache une réalité plus sombre dont on parle trop peu. Selon CNN, si les Afro-américains sont le groupe avec le second taux d’inscription à l’université le plus élevé après les asiatiques, c’est aussi le groupe avec le taux le plus faible de diplomation. En d’autres termes, les Afro-Américains rentrent plus facilement à l’université qu’avant, mais en sortent difficilement avec un diplôme. Pourquoi ? 

Après 1964, les universités ont suivi plus ou moins le même chemin que le discours public. Les initiatives visant à rendre plus facile l’intégration des minorités se multiplièrent. Plus tard, on vit l’apparition de préférences raciales. En effet, lorsqu’un étudiant américain souhaite postuler dans une université, il doit souvent passer un examen standardisé, le plus célèbre étant le SAT avec un score maximal possible de 1600 points. Quand un élève se situe dans une situation défavorisée, on peut lui donner un avantage. Ainsi, un enfant de fermier peut être favorisé par rapport à un enfant issu d’une famille privilégiée ayant le même score. Dans le cadre de préférences raciales, l’avantage concerne les ethnies qui sont en sous-nombre au sein de l’université vis-à-vis de leur proportion dans la population générale . Toutefois, malgré ce bonus, les minorités restèrent sous-représentées. Ce dernier devint donc de plus en plus important au fil des années. Afin de comprendre l’étendue du phénomène, il faut considérer que presque toutes les institutions exigeant un SAT médian de 1100 ou plus utilisent des préférences raciales, représentant de 30 à 40 pourcent de la masse totale estudiantine .

En 2009, il fut rapporté par le professeur de sociologie Thomas J. Espenshade que ce bonus représentait en moyenne 310 points pour les noirs vis-à-vis des blancs, ayant pour conséquence qu’un fossé important se creuse entre les compétences moyennes des deux groupes . L’espoir est qu’en leur donnant une chance, les élèves admis grâce à des préférences raciales, malgré leur niveau plus faible, arrivent à rattraper le train en marche, et se hissent au niveau moyen. Néanmoins, un certain nombre d’études et d’académiciens remettent en cause ce point de vue, et affirment que ces préférences rendent plus difficile la diplomation des minorités. Le principal effet incriminé est la « discordance » notablement théorisé par Thomas Sowell, économiste afro-américain, dans les années 80 : les préférences accordées sont si importantes qu’elles produiraient un décalage entre ce qu’exige l’université et les performances des étudiants « favorisés », entraînant stress, stéréotypes, ou simplement échec dû à un niveau trop bas.

« Si ces stéréotypes pullulent au sein des étudiants, ils ont de fortes chances d’infecter le marché du travail plus tard »

Discordance et conséquences

À l’ère où nous prenons de plus en plus conscience de l’importance de la santé mentale, il est un devoir moral de s’attarder à l’effet de ces différences de résultats sur les minorités « désaccordées ». Les études supérieures sont souvent éprouvantes ; les étudiants passent de longues nuits à étudier, pour subir parfois de lourdes déceptions. À cela, il faut souvent ajouter l’éloignement de ses proches et le sentiment de solitude. Il est alors facile de comprendre à quel point la situation peut être traumatisante pour des cohortes de jeunes étudiants qui doivent de surcroît faire face à un décalage scolaire. « J’ai vu arriver cela pendant vingt ans », témoigne Gary Hull, directeur du Program on Values and Ethics in the Marketplace à l’Université de Duke. « Le postulat paralysant est : je dois, mais je ne peux pas» ; les élèves sont coincés entre les attentes de leurs proches et leurs résultats. « Cela pousse les étudiants à ressentir une culpabilité non méritée, qui déclenche de nombreuses maladies psychologiques ». On peut aussi craindre que ce décalage entre minorité et majorité d’une même université renforce des enclaves raciales, ce que les universités encouragent en créant des résidences noires ou hispaniques. Un étudiant noir, Hunter, témoigne : « J’étais consterné de la manière dont j’étais auto-ségrégué ». « Même dans le réfectoire, il y avait une « section noire » où toutes les minorités étaient supposées se rassembler, au risque d’être ridiculisé ou ostracisé par les membres de cette section ».  Selon la critical mass theory, se rassembler en groupe permettrait aux noirs de mieux réussir à l’école. On observe néanmoins l’inverse : selon une étude d’Eric Hanushek, John Kain et Steven Rivkin, moins les minorités sont ségrégées, mieux elles réussissent.   

Juliette Suzette

L’impact psychologique du processus de discordance ne se limite pas aux minorités. Quand 50% de la population Afro-américaine d’une université se trouve dans les 10% des plus faibles d’une classe, cela se remarque assez facilement ; ce qui — est-ce une surprise — conduit à des stéréotypes : « Les gens pensaient que j’étais [dans cette université] uniquement à cause de l’affirmative action, alors j’essayais de me rendre invisible », témoigne un ancien étudiant du Dartmouth College. Un autre se rappelle : « Il y avait une impression partagée que tous les Noirs sur le campus étaient ici soit parce qu’ils étaient athlètes, soit avec l’aide d’un programme de recrutement des minorités, et qu’ils n’étaient pas vraiment à leur place ». Des stéréotypes raciaux, inexacts et injustes pour tous ceux qui ont été admis du fait seul de leurs capacités, mais des stéréotypes qui s’appuient sur des processus d’admission bien réels. Le fait que dans un environnement académique donné, les élèves socialisent principalement avec ceux qui ont un niveau académique similaire,  augmente donc les chances de ségrégation. Nous ajouterons aussi que le stereotype threat — l’impact des stéréotypes sur les performances scolaires — a un impact bien réel et documenté. 

Malheureusement, si ces stéréotypes pullulent au sein des étudiants, ils ont de fortes chances d’infecter le marché du travail plus tard. De ce fait, si les Noirs souffrent du stéréotype d’être tous acceptés grâce à l’affirmative action, alors leurs potentiels employeurs, en comparant un Blanc et un Noir à diplôme égal, présupposeront que le Noir a été accepté via des préférences raciales, et est donc moins doué que le Blanc. Cette hypothèse semble être confirmée par un expérience menée par trois chercheurs, relatée dans l’ouvrage Mismatch de Richard Sander et Stuart Taylor. Ils demandèrent à une centaine d’étudiants en finance d’évaluer la valeur de plusieurs start-ups fictives. Ils se rendirent compte que les compagnies ayant des meneurs blancs sortis d’écoles prestigieuses étaient plus valorisées que celles ayant des meneurs noirs sortis des mêmes écoles. Racisme ? Pas si vite : s’il était précisé que les meneurs noirs venaient d’une école ne pratiquant pas d’affirmative action, l’écart de valorisation disparaissait. En somme, la discrimination positive semble avoir un effet négatif sur l’emploi des minorités.

« Les étudiants « bien accordés » ont deux fois plus de chances de poursuivre leurs plans académiques que les « désaccordés »

Il est aussi intéressant de se pencher sur les conséquences de la discordance sur les élèves en science. Ainsi, une étude publiée en 1996 dans Research in higher education, menée dans quatre des universités les plus prestigieuses des Etats-Unis en 1992, montre que si 45% des Noirs et 41% des Blancs souhaitaient entrer en STIM (Science, Technologie, Ingénierie et Mathématiques), les Blancs étaient deux fois plus nombreux à obtenir un diplôme dans ce domaine . En y regardant de plus près, le facteur ayant la plus forte corrélation avec le taux d’abandon scolaire est le score SAT en mathématiques. Le propos n’est pas d’affirmer qu’un mauvais score cause l’abandon, mais que le mauvais score et l’abandon ont une cause commune : un niveau scolaire insuffisant. Il est possible d’adresser plusieurs critiques à l’usage d’index académiques tels que le SAT. Toutefois, il est difficile de reprocher à ce test de sous-estimer le niveau des minorités : il semble que, si biais il y a, il favorise les minorités.  De plus, selon une étude de 1999 des chercheurs Donald Power et Donald Rock, les Noirs prennent plus souvent des cours particuliers pour ce test que les Blancs et les élèves prennent rarement ce genre de cours. Toutefois, les Noirs étant les premières victimes d’un système d’éducation défaillant au secondaire — voir Waiting for superman —, ils finissent souvent leurs études pré-collégiales avec un retard. Il semble donc qu’en dépit du fait que les Noirs soient nombreux à souhaiter faire des sciences, le décalage entre leur niveau et celui exigé par leur université ne leur permette pas de poursuivre leur rêve. Ce phénomène pourrait expliquer le fait qu’il y ait 17 fois moins de docteurs en science chez les Noirs que chez les Blancs, malgré 50 ans d’affirmative action et leur fort intérêt pour le domaine. 

Des diplômes en moins

La situation est d’autant plus tragique quand, comme le montra en 1960 James Davis dans The campus as a frog pond, les aspirations des étudiants sont influencées par leurs résultats par rapport à leurs pairs : voir les gens autour de nous réussir quand on échoue est démotivant. En 2004, Frederick Smyth et John McArdle ont estimé que si l’effet de discordance avait été supprimé, 45% des femmes et 35% des hommes issus des minorités en plus auraient obtenu un diplôme de STIM. Cet effet fut confirmé par une étude de Berber and Cole, montrant qu’un large nombre de personnes appartenant à des minorités voient leur motivation meurtrie par leur obtention de notes plus faibles que la moyenne ; à l’opposé, les élèves issus de minorités entourés d’étudiants ayant le même niveau académique qu’eux voient leur confiance augmenter. Finalement, les étudiants « bien accordés » ont deux fois plus de chances de poursuivre leurs plans académiques que les « désaccordés ». 

Un autre domaine académique devrait retenir notre attention : la loi. Considérant le fait que l’examen pour devenir personne de loi est le même quelque soit l’université d’origine, il permet d’établir une claire comparaison. Ainsi, en 1995 on observa que 50% des Noirs qui rentraient à la faculté de droit de UCLA finissaient dans les 10% des élèves les plus faibles. Au final, 50% des Noirs réussissaient leur examen final, contre 90% des Blancs.  Quand on compare ces résultats à ceux d’écoles moins prestigieuses, les étudiants avec des niveaux similaires réussissent leurs examens finaux 75 à 80% du temps. Notons que les Noirs qui avaient les mêmes notes que les blancs avaient autant de chances de réussir.

« Des stéréotypes raciaux, inexacts et injustes pour tous ceux qui ont été admis du fait seul de leurs capacités, mais des stéréotypes qui s’appuient sur des processus d’admission bien réels »

En outre, il semblerait que l’absence de préférences raciales motive les minorités. Quand ce système fut aboli en Californie en 1997, on observa une hausse des demandes d’admission pour tous les groupes raciaux, particulièrement chez les élèves ayant les meilleurs résultats. Ce résultat fait écho à une autre trouvaille ; l’année suivant l’abolition des préférences, le nombre de lycéens noirs passant le SAT et étant dans le top 13% des candidats bondit de 20%, et de 35% au total en 2001,  ce qui peut être interprété comme un sursaut de motivation. On observa de même que le taux de diplomation des noirs avait doublé dans les années qui suivirent l’abolition des préférences raciales en Californie. Le nombre de diplômés resta stable,  et à plus long terme, la fin des préférences s’est révélée largement bénéfique pour la diplomation des minorités.  Enfin, un autre effet bienvenu fut la diminution de la ségrégation raciale dans les universités.

Au regard de ces faits, il me semble impératif de reconsidérer notre approche de la lutte contre les inégalités. Aujourd’hui, celle-ci paraît réduite à une posture : le but n’est plus d’analyser les conséquences de nos actes, mais d’y imposer a priori un sceau moral en se gargarisant d’appartenir au côté de la Vertu. Prenons garde. Enivrés par notre hubris, nous risquerions de voir étouffer ceux que nous voulons protéger sous notre paternalisme tentaculaire.


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