Le Délit : Qu’est-ce qui vous a poussé à devenir journaliste ?
Marie-Michèle Sioui : C’est une grande question. Je n’avais pas l’idée précise de devenir journaliste, mais j’avais toujours aimé écrire. Je ne savais pas quoi faire parce qu’il y avait plusieurs choses qui m’intéressaient et je me suis dit que le journalisme serait un métier qui me permettrait de couvrir différents sujets, ça allait répondre à ma curiosité. Puis, aussi, je savais que je ne voulais pas un emploi qui était de 9 à 5. Je me suis inscrite au Baccalauréat en journalisme à l’UQAM, et quand j’ai commencé les stages en deuxième année, je me suis rendue compte que c’était bel et bien ce que j’aimais faire.
LD : Comment vous sentez-vous en tant que femme journaliste alors que le monde de la presse a souvent été qualifié de “boys club”, étant majoritairement dominé par des hommes ?
MMS : Je pense qu’il y a de la place pour les femmes en journalisme et il y en a de plus en plus d’ailleurs, notamment sur la colline parlementaire à Québec. Cependant, ça reste un métier où l’on valorise des traits de caractère qui ont été traditionnellement associés aux hommes. Je précise que ce ne sont pas des traits de caractère qui sont masculins, mais qui sont traditionnellement associés aux hommes ; je parle de la pugnacité et de la capacité de travailler sans avoir un horaire précis. Je pense que, parfois, les femmes peuvent souffrir de cette perception-là, du fait que, d’une part, ces qualités peuvent être davantage attribuées aux hommes qu’aux femmes et d’autre part, ça existe encore que des patrons cantonnent les femmes à certains sujets, qui sont vus comme traditionnellement féminins. Par exemple aux sections qu’on appelle le soft news, qui ne sont pas des nouvelles d’actualité brûlante. Puis si je parle de mon expérience sur la colline parlementaire, c’est sûr que la majorité des élus sont des hommes plus âgés que moi, et je pense que les journalistes qui sont eux aussi des hommes plus âgés ont une espèce de facilité naturelle à connecter avec les élus ou le personnel politique qui leur ressemble. Si je suis un homme de cinquante ans, je croise pleins d’autres hommes de cinquante ans sur la colline parlementaire. C’est normal, même chose pour moi, quand je croise une femme dans la trentaine, je vais avoir plus de facilité à connecter avec elle. Cependant, je sens qu’il y a une espèce de respect, une prise de conscience qui s’est faite tranquillement au fil des années, à cause de certains cas qui ont été médiatisés, comme celui de Gerry Sklavounos, et qui peuvent toucher des politiciens.
LD : Selon vous, quels sont les plus grands enjeux auxquels les journalistes de demain vont être confrontés ?
MMS : Le désintérêt de la population, c’est majeur et je le sens même aujourd’hui, quand mes amis qui ont mon âge (j’ai trente ans), ne sont pas abonnés aux journaux. Ça peut sincèrement devenir désespérant de passer cinquante heures à travailler et de se dire « mais qui lit ce qu’on écrit ? Qui se préoccupe des enjeux que l’on couvre ?». Dans toutes les tranches d’âge, il y a une phrase qu’on entend souvent : « moi les nouvelles, je ne les suis pas, c’est trop négatif » ou « moi la politique, je ne suis pas, c’est tous des menteurs ». C’est un désintérêt qui est aussi causé par le cynisme je pense. Un deuxième enjeu, qui est là depuis des années, c’est le numérique et le bouleversement des habitudes des gens qui s’informent maintenant sur leur téléphone. En fait, je pense que les gens ne s’informent que quand l’information est dans leur face, quand on leur donne un journal en rentrant dans le métro, quand ils reçoivent une alerte sur leur cellulaire, ou quand ils ouvrent la radio et l’information est là. Je ne sens pas, cependant, qu’il y ait toujours un grand effort pour aller chercher l’information. Le troisième enjeu, ce serait la crédibilité. Ce qu’on a vu aux États-Unis avec les fake news, c’est évident que ça s’en vient au Québec. Les journalistes que je connais, moi incluse, se sont tous fait dire que nous sommes des fake news ou que l’on a un agenda caché. Cette espèce d’argumentaire gagne en force au Québec. Ça devient d’autant plus dangereux quand les politiciens instrumentalisent cette impression que les médias ont des agendas cachés et c’est exactement ce que Donald Trump a fait.
LD : Aujourd’hui, le phénomène des fake news est au cœur de nombreux débats, qu’est-ce que cela représente en terme de nouveaux défis pour les journalistes ?
MMS : Il y a deux choses. Je pense que, d’une part, on peut prendre exemple sur « Les Décodeurs » du journal Le Monde ou Radio-Canada qui fait une épreuve des faits depuis des années et qui a lancé une nouvelle section qui s’appelle « La Vérif ». Je pense que plus tu appuies des informations dans les textes par des faits, plus ton texte est difficile à démentir. Je pense que ça vaut la peine aussi que les médias aient une section de vérification des faits, Le Soleil le fait avec Jean-François Cliche. Il faut faire attention aussi quand on est journaliste de mettre ces faits-là : plutôt que d’écrire : « le parti X est en perte de vitesse », on peut écrire « le parti X est passé de 52% à 40% des intentions de vote dans les sondages ». La première phrase peut laisser croire que c’est un jugement tandis que la deuxième est vraiment collée aux faits.
La deuxième chose serait d’être très conscient que les humains ne sont pas des êtres objectifs, vous savez il y a une expression en journalisme qui dit : « don’t let the facts interfere with a good story » , (ne laissez pas les faits interférer avec une bonne histoire en francais, ndlr). Il faut être prudent car c’est facile de défier les faits quand la personne en face de nous tient un discours qui nous heurte profondément dans nos valeurs, tandis qu’à l’inverse on va peut-être moins avoir le réflexe de le faire quand le discours de la personne vient conforter nos propres idées. Je ne fais pas juste des vérifications quand je trouve la phrase choquante, je vais le faire autant de fois que possible. Je pense qu’il y a une sensibilité supplémentaire à avoir, surtout quand on est en face d’un discours qui est en phase avec nos propres valeurs.
LD : Dans votre discours, l’année dernière, lors de la remise du Prix du Devoir de la Presse étudiante, vous aviez insisté sur l’importance pour les journalistes de vulgariser des sujets complexe qui n’intéressent pas forcement le grand public, pouvez-vous développer ?
MMS : Le journalisme est un métier compétitif, il n’y a pas beaucoup de place et la capacité d’un journaliste à couvrir cinquante-six mille sortes de sujets, c’est la compétence de base. Donc, je pense que pour devenir exceptionnel comme journaliste, il faut être non-seulement capable de faire ce travail-là, mais aussi savoir couvrir un fait divers, une catastrophe naturelle ou faire un texte en économie ou en santé. Mais selon moi, le fait de se spécialiser c’est ce qui va permettre à un journaliste de se démarquer et de se trouver une job.
LD : Dans votre carrière, quel est le sujet que vous avez aimé le plus couvrir ?
MMS : Bonne question ! J’ai beaucoup aimé, quand j’étais à la Presse, faire la patrouille. Je travaillais avec un photographe, on était dans une auto toute la journée, puis on écoutait les scanneurs de police et on couvrait les faits divers. Je n’étais jamais au bureau : mon bureau était l’auto. C’est un poste que j’ai trouvé vraiment stimulant. J’aime aussi ce que je fais à Québec sur la colline parlementaire depuis le mois de mars, parce que la politique au Québec couvre un éventail de sujets qui est tellement vaste, c’est un univers vraiment palpitant qui n’arrête pas. C’est ça que j’aime beaucoup. Autrement, j’ai un attrait pour les sujets sociaux, notamment les sujets qui touchent les autochtones. J’ai quand même de bons souvenirs de reportages de terrains dans des communautés autochtones, où l’on couvrait des sujets difficiles, mais ça reste une couverture très intéressante. Même de couvrir Lac-Mégantic, c’était quelque chose de vraiment enrichissant en tant que journaliste. C’était super particulier parce que les gens étaient tellement gentils avec les journalistes, ils étaient généreux et ils acceptaient de nous parler, alors que j’aurais facilement pu comprendre que les familles endeuillées demandent qu’on les laisse tranquilles. Il y avait une espèce de gentillesse dans la population qui m’avait vraiment étonnée, surtout étant donné le drame que ces gens-là venaient de vivre.
LD : L’article le plus difficile à écrire ?
MMS : À la presse canadienne, je me rappelle avoir eu à écrire un article une fois sur une espèce de bateau qui racle le fond du fleuve pour permettre le passage des navires. C’était difficile dans le sens où je ne savais même pas que ce type de bateau existait, avant de devoir écrire là-dessus. C’est peut-être un bon exemple de ce que tu es amené à faire parfois en tant que journaliste. Parfois on te donne des sujets sur lesquels tu n’as aucune expertise et tu as une heure, deux heures, trois heures pour écrire un texte là-dessus. Dans une autre situation, je me rappelle être arrivée au Devoir où il y avait eu un problème de communication, et dans un délai de quinze minutes il fallait que j’aille interviewer le Quartet Tunisien qui a reçu un prix Nobel de la Paix, et je n’avais qu’une course de taxi de dix minutes pour me préparer. Quand je suis arrivée, je n’étais vraiment pas préparée. Un des pires moments que j’ai vécu je pense ! On était une quinzaine dans une salle et puis tout le monde attendait mes questions, j’avais envie de rentrer dans le plancher.
LD : Quelle est, à vos yeux, la plus grande qualité que peut avoir un journaliste ?
MMS : La débrouillardise. Je dirais la curiosité mais je pense que les gens qui ne sont pas curieux ne vont pas devenir journalistes de toute façon. Une fois qu’on est curieux et qu’on est journaliste, il faut être débrouillard. Surtout quand tu commences ce métier là et que tu dois travailler la fin de semaine et le soir ou que tu dois couvrir plein de sujets et qu’il y en a que tu connais bien et d’autres que tu connais moins. Puis, tu peux être au travail un soir et il y a un attentat, mettons en Egypte. Il faut que tu écrives un texte là-dessus et donc que tu trouves un expert en géopolitique égyptienne un dimanche soir à 9 heures. C’est ça la job, il faut vraiment que tu te débrouilles pour accumuler l’information, pour trouver des gens qui vont être disponibles pour te parler à n’importe quelle heure. Il faut développer des stratégies, des contacts, garder des numéros de téléphone… c’est vraiment une question de débrouillardise.
LD : Finalement, quel conseil donneriez-vous à nos lecteurs qui souhaitent se lancer dans une carrière journalistique ?
MMS : Mon conseil serait d’écrire le plus tôt possible. Tous les journalistes le disent aux étudiants. J’étais assistante dans un cours à l’UQAM et je le remarquais, mes étudiants qui étaient au Montréal Campus, le journal étudiant, avaient vraiment une longueur d’avance sur les autres au niveau de leur écriture. C’est en forgeant qu’on devient forgeron et c’est en écrivant qu’on devient journaliste. Il faut s’impliquer et être conscient qu’on n’est pas loin du marché du travail. Le journalisme c’est un milieu qui est très petit et très compétitif, donc si quelqu’un vous a remarqué, un prof, un ami dans votre école, il vont entendre parler d’une job et ils vont pensez à vous ; vous en parler, ou en parler au patron de presse, qui va vous donner une chance en vous engageant. Ça c’est important de s’en rendre compte rapidement, dès qu’on est au Bac. Nos profs sont des gens du milieu et ils observent. Ils ont pleins d’amis dans tous les médias, et la plupart des journalistes se connaissent par la nature du métier.