« La vie n’a pas de sens, j’ai fait le deuil, l’impression de n’avancer que sur feuille. » Oxmo Puccino nous dit là l’une des vertus de l’écriture : la plume peut tracer le chemin que sa raison ne peut saisir. Au fil des rimes s’écrit le sens qu’il donne à son existence et l’artiste laisse à l’auditeur la possibilité de l’interpréter. Ainsi, l’artiste brosse son propre portrait et semble exposer au monde une identité construite lors du processus créatif.
Cependant, l’art permet-il de tout dire de soi-même ?
L’humain derrière l’artiste
D’abord, l’art permet d’affirmer l’humanité — au sens d’appartenance à l’espèce humaine — de son·a créateur·trice. On peut penser la finitude comme l’une des caractéristiques de l’identité humaine. Par finitude, on entend d’abord souvent la mortalité. L’on pourrait ainsi interpréter l’acte créatif comme une tentative de transcender cette condition, en s’inscrivant à travers son œuvre dans une histoire qui dépasse le temps limité de l’existence individuelle.
La finitude peut aussi s’entendre au sens de limite, non pas de la longueur de la vie humaine, mais de limite de l’être humain au sein même de son existence. Ainsi, les capacités humaines sont limitées : l’humain n’est pas omniscient, ne peut pas tout percevoir et, surtout, ne peut pas sortir de lui-même. Lorsqu’on le perçoit, le monde est teinté de subjectivité. Il paraît impossible d’accéder à l’objet en soi, tel qu’il est en dehors de notre perception de lui, de manière objective.
« Par son œuvre, l’artiste cherche peut-être à empêcher la mort d’effacer son nom »
Notre expérience du monde constitue ainsi le filtre au travers duquel le monde apparaît. Le sujet contemple le monde, le met à distance, puis en donne son interprétation. La création artistique reflète cet aspect de l’identité humaine : l’humain ne peut percevoir le monde en dehors de lui-même et l’œuvre est ainsi la vision que l’artiste se fait du monde. La création artistique elle-même est donc l’affirmation au monde de la subjectivité de l’artiste, qui nous fait ainsi voir le monde à travers ses yeux.
Par ailleurs, dans la création artistique, l’artiste éprouve sa finitude. En effet, il·elle constate au fil du processus créatif qu’il·elle n’est pas omnipotent·e, que les mots, la peinture, l’appareil photo, les notes de musique ou tout autre matériaux doivent être appris, appréhendés, manipulés. Ils ne peuvent être complètement maitrisés.
La culture derrière l’artiste
Ensuite, l’art permet l’expression de la culture au sein de laquelle l’œuvre est créée. Chaque création artistique porte l’empreinte de son temps, témoignant de l’avancée technologique et des phénomènes sociaux, politiques et religieux de la société dans laquelle elle s’inscrit. L’évolution des techniques artistiques, de la liberté de création et des thèmes abordés constitue ainsi une précieuse clé de lecture pour la compréhension d’une culture.
« La création permet à l’artiste de réagir aux phénomènes du monde qui l’entoure, et de laisser une trace tangible de la société dans laquelle il·elle se place »
Ainsi, l’on perçoit souvent l’art comme symbole de l’identité culturelle. Dans la création, l’artiste a le pouvoir de marquer la toile de l’Humanité et par l’art, les sociétés laissent une trace qui leur survivra. Ainsi, par exemple, la destruction de vestiges archéologiques et le vol d’œuvres d’art datant de plusieurs siècles par le groupe État Islamique symbolisent la volonté de destruction d’un passé et de civilisations qui, bien qu’éteintes, vivaient encore à travers ces œuvres.
L’utilisation d’objets représentatifs d’une culture par les membres d’une culture différente est particulièrement controversée lorsque ces éléments sont issus d’une culture minoritaire historiquement dominée. Ils sont ainsi vidés de leur symbolique et véhiculent des stéréotypes négatifs. La notion d’appropriation culturelle illustre donc le rapport que nous entretenons à l’art, comme reflet de l’identité.
L’artiste derrière l’œuvre
Puisque la création permet à l’artiste d’affirmer sa subjectivité et de représenter son rapport au monde, l’artiste doit précisément s’interroger sur les composantes de sa subjectivité. Avant de dire, l’artiste se demande ce qu’il·elle veut dire au monde, et quelle est l’image de lui·elle-même qu’il·elle souhaite renvoyer.
L’artiste explore son rapport au monde, et la création constitue ainsi une forme de quête identitaire. L’exemple de l’écriture automatique pratiquée par les auteurs surréalistes illustre le fait que l’œuvre montre qui est l’artiste à ses yeux et à ceux de son public. Puisqu’une œuvre d’art, pour être reconnue en tant qu’œuvre à part entière et séparée des autres objets, est nécessairement constituée d’un nombre fini d’éléments, chaque œuvre représente un choix.
En fixant les caractéristiques de son œuvre, suivant un processus conscient ou inconscient, intentionnel ou non, l’artiste s’affirme en mettant au monde une réalité tangible. On peut donc affirmer qu’œuvre et identité se renforcent mutuellement : la création artistique peut construire l’identité autant que l’identité participe à la création artistique.
Aussi, l’art quand il est reçu, et non pas produit, contribue à la création de l’identité. À s’écouter écouter, en s’observant observer, on saisit ce qui nous touche. L’art rapproche le spectateur de lui-même : l’œuvre d’art peut servir de support via lequel imaginer autre chose que l’œuvre elle-même et ainsi découvrir ce qui se cache en soi.
« L’art permet d’approcher ce que l’on est sans jamais pouvoir le saisir complètement »
Une quête vouée à l’échec
Cependant, il semblerait absurde de réduire l’identité d’un·e peintre à ses œuvres ou celle d’un·e compositeur·rice à ses opéras. Il semblerait de même absurde de réduire l’identité d’une culture aux objets d’art que ses membres ont créés. On se heurte à la complexité, la fluidité et l’irréductibilité de l’identité. Penser qu’une œuvre d’art puisse permettre à l’artiste d’affirmer son identité revient à croire que l’identité peut être complètement saisie. Or, il apparaît plus juste de penser l’identité humaine comme insaisissable : réduire un être humain à un ensemble défini de caractéristiques exprimables, ne semble pas correspondre à l’expérience de l’existence humaine. L’être humain apparaît au contraire comme un être en devenir, ouvert à la transformation, jonglant ses identités.
Ainsi, si la création artistique offre à l’artiste l’opportunité de fixer dans la matière un fragment de ce qui nous échappe, nul art ne saurait permettre le dépassement absolu des limites fixées par la condition humaine. Puisqu’un être ne peut être réduit à un ensemble défini de caractéristiques objectives, nulle œuvre ne saurait rendre avec exhaustivité l’identité de celui·elle qui l’a conçue. Au mieux, l’œuvre servira de miroir à l’artiste et de support d’interprétation pour le·a spectateur·ice pour déterminer ce que l’auteur·e a voulu dire de lui·elle. Ainsi, « l’artiste lance son œuvre comme un homme a lancé la première parole, sans savoir si elle sera autre chose qu’un cri » (Merleau-Ponty, Le Doute de Cézanne).