Rares sont les films qui me font esquisser plus qu’un sourire, me provoquent plus qu’une légère sympathie, jouent de ma sensibilité. L’ouragan 120 battements par minute m’a frappé droit au cœur. Le film revient sur l’histoire de Act-Up Paris pendant la lutte contre le SIDA dans les années 90. Au-delà des sanglots infligés par cette séance, j’en ressors avec une envie de célébrer la vie, nos particularités, nos identités, la mienne en particulier. J’en tire aussi une envie de crier, de me battre, un déchirement insupportable. Les objets culturels sur les homosexuels se font suffisamment rares pour me tourmenter autant et pour s’immiscer dans mes questionnements les plus intimes, passés ou non. Que faire de ces sentiments ? Qu’en tirer ? Après s’être battu avec cette identité et en ayant maintenant l’impression de l’épouser entièrement, qu’en est-il réellement de mon rapport à mon homosexualité ? J’ai dix-huit ans, peut-être est-il temps de faire le point sur cette identité.
Presque la fin du monde
Un vendredi après-midi, la saison des examens de mi-saison venant seulement de s’achever, je traverse une partie du quartier gay pour voir ce film de Robin Campillo. Je vois un couple d’hommes se tenir la main. Heureux mais surpris, je les regarde et imagine ma réaction quelques années plus tôt. J’aurais éprouvé de l’admiration, et sûrement de la peur pour eux. « Quel courage ». Quelques années plus tôt, la constante boule au ventre, les insultes, les interrogatoires. « T’es gay ? ». Quelques années plus tôt, l’isolation, l’envie d’être invisible. Lorsqu’on me pose cette question, je rougis, reste muet et pars.
En marchant dans les couloirs de mon collège en France, un sentiment d’insécurité me colle à la peau, me rend vulnérable et me donne l’impression d’être une cible évidente. Faire attention à mettre son sac à dos sur les deux épaules, ne pas paraître efféminé, prendre une voix grave avant même d’avoir mué ; j’ai fait tant d’efforts absurdes pour essayer de dissiper les questions et les regards. Je regarde maintenant gravement les campagnes de sensibilisation sur le harcèlement scolaire. Cela m’aura pris des années pour oser poser ce terme sur mes expériences. Je questionnais également ma légitimité à me dire ainsi victime en voyant certains membres de mon entourage traumatisés, pour des raisons différentes, par cette période. Si beaucoup ont l’impression d’avoir été victimes de harcèlement, ce mot a‑t-il encore une valeur ? Oui, bien sûr. J’ai eu besoin de ce mot, pour ne plus me culpabiliser, ne plus remettre la honte sur moi et ma sexualité mais sur ceux qui s’imposent et brutalisent une intimité. Je ne détestais pas réellement ces gens-là, ils me faisaient plus peur qu’autre chose. À mes yeux, ils avaient raison de se poser cette question, c’était à moi de les éviter si je ne voulais pas y être confronté.
« Tout donne l’impression de faire partie d’une communauté marquée par la souffrance, qui n’offre rien de plus qu’une douleur à traîner toute sa vie »
Je me retrouvais à toujours écouter ce que l’on pouvait dire sur moi sans vouloir l’entendre. Je ne vais pas répéter une énième fois que l’homosexualité est stigmatisée, mais cela est important afin d’expliquer l’épreuve qu’un enfant homosexuel doit affronter. Le fait de se sentir harcelé et regardé pour cette question donne l’impression que ce que l’on a en soi est quelque chose de sale, de bâtard, quelque chose qu’il faut combattre. Cela pousse à porter un regard malveillant sur son identité, et demande par la suite un grand travail de déconstruction. Ce travail s’est fait quasiment entièrement seul, et n’a pu se faire que lorsque l’on m’a donné du temps et de la tranquilité pour réfléchir à cette question. Une tranquillité qui m’était nécessaire, car le harcèlement se faisait également ressentir mentalement. Tous les signes d’attaques à mon égard étaient décuplés par ma peur constante. Une remarque pour rire en cours de physique m’ôtait plusieurs heures de sommeil la nuit suivante.
Un des autres facteurs qui développait ma peur de me qualifier comme gay était l’impression d’avoir une identité enracinée dans un tourment. Cette peur s’est notamment construite en découvrant certaines études qui montrent la tendance bien plus importante pour le suicide, par exemple, chez les jeunes homosexuels, et chez les membres de la communauté LGBTQ+ en général. La dépression, la drogue, la maladie, le rejet et l’exclusion par l’entourage, la mort. Tout donne l’impression de faire partie d’une communauté marquée par la souffrance, qui n’offre rien de plus qu’une douleur à traîner toute sa vie.
Et si ce n’était pas que ça ?
Le moment où j’ai compris que je pouvais avoir un contrôle sur mon appréhension de ma sexualité a marqué une nouvelle étape dans l’acceptation de mon homosexualité. J’ai commencé à choisir les gens à qui je voulais le dire, même si cela s’est fait naturellement avec ceux dont j’étais convaincu de l’ouverture d’esprit. Suivait toujours la question de « et tu vas le dire à lui ? Et à elle ? », ce qui me semblait étrange. La notion de coming-out me dérangeait. Devais-je dire cette information aux gens ? Devais-je la divulguer sous une forme aussi dramatique que ce que l’on voit et entend autour de nous ? Je ne me voyais pas m’asseoir autour d’une table avec les gens que j’aime et dire « je suis gay ». Je ne voulais pas entendre le classique « on t’aime, on veut que tu sois heureux », C’aurait été accorder trop de crédit à quelque chose que je voulais totalement banaliser. J’aurais eu l’impression de donner raison aux gens qui donnent une si grande importance à la sexualité des autres, vous aviez raison de vous poser la question, je suis en train de vous confirmer ce que vous croyiez. J’avais même ce sentiment vis-à-vis de gens très proches de moi qui à un moment ou un autre m’avaient questionné sur ma sexualité. La rancœur était telle que je voyais le fait de donner cette information comme une façon de s’excuser, un cadeau pour notre relation. J’étais obsédé, et cela marquait généralement un renouveau dans mes amitiés. Je laissais mon bagage émotionnel peu à peu se vider et le confiait précautionneusement. Je me rends compte désormais que l’idée de me montrer faible, de laisser s’échapper, de perdre contrôle et de partager la chose qui m’était la plus précieuse était ce qui m’effrayait vraiment. J’avais besoin d’entendre ces choses, d’être rassuré, de savoir que ce n’était pas la fin du monde.
« Faire attention à mettre son sac à dos sur les deux épaules, ne pas paraître efféminé, prendre une voix grave avant même d’avoir mué ; j’ai fait tant d’efforts absurdes pour essayer de dissiper les questions et les regards »
Mon arrivée à Montréal m’a fait mettre derrière moi cette partie de ma vie sans revenir dessus. Il y avait une envie de remettre les compteurs à zéro. Je n’aurais plus de malaise par rapport à ça, et je ne serais plus mal à l’aise à le partager. Le fait de ne plus intellectualiser le sujet a eu un effet extrêmement libérateur. Toute confrontation qui pouvait s’apparenter à ce que j’avais vécu avant, tout commentaire qui n’allait pas dans le sens de mon idée de la totale ouverture d’esprit de la ville m’insupportait. C’était un sentiment de faire trois pas en arrière alors que je me trouvais à des lieux de ce genre de discours. Le fait de ne plus du tout remettre en question ma sexualité l’a totalement banalisée, à un point tel que j’avais l’impression d’avoir fait table rase du passé. L’avenir serait mieux, sans questions. Cependant, l’impact traumatique de ces expériences passées fait que des séquelles sont encore présentes. Je me fais encore la réflexion lorsque je croise mes jambes, j’ai presque peur de beaucoup d’hommes dès qu’ils conviennent au stéréotype viril du genre masculin. Je m’attends toujours à une remarque. Fermer les yeux sur ce que j’ai vécu et ne plus être forcé de faire face à tout ça a presque stoppé ce travail de déconstruction. J’en étais à un point où j’avais l’illusion d’avoir réglé mes soucis avec ma sexualité, mais leurs conséquences existent. Elles ne sont juste pas simplement liées directement au fait que je suis attiré par les hommes. La réelle différence avec le passé est ma capacité à me défendre, à ne plus laisser mon orientation sexuelle être ma faiblesse.
À toi toute la vie
À l’âge de mes seize ans, j’ai passé un été à Toronto. Ce voyage fût une étape importante dans l’acceptation de mon identité. Le Canada, encore une fois, offre une ouverture d’esprit que je n’avais jamais pu vivre avant. En y retournant l’été dernier, une balade dans le gay village a soulevé une question que je pensais résolue. Suis-je fier de mon identité ? Est-ce que j’en suis là ? Un graffiti sur un mur disait « gay & proud ». On me proposa naturellement d’être pris en photo devant. Ma réaction immédiate fut un sentiment de malaise. Je ne me sentais pas sur le moment fier d’être gay, je ne m’étais jamais posé la question.
Le processus de fierté est différent du processus d’acceptation de son identité. Mon envie de ne pas laisser ma sexualité me définir tout au long de ma vie a fait en sorte que je n’ai pas ressenti un besoin de la revendiquer. Je me sentais cependant confus vis-à-vis de ce qui relevait de la revendication ou non. Embrasser la personne qu’on aime dans la rue par exemple n’est pas de la revendication, ce n’est pas politique, c’est un acte naturel. Être fier permet d’être à l’aise, de ne pas accepter les possibles commentaires et regards. Être fier, c’est se créer une armure qui nous rend intouchable. Comment la construire cette armure, être heureux de notre identité ?
« La réelle différence avec le passé est ma capacité à me défendre, à ne plus laisser mon orientation sexuelle être ma faiblesse »
Les communautés ont des cultures qui leurs sont attachées. Le fait d’être gay m’a poussé à me renseigner, plus jeune, sur les questions de genre, de féminisme et d’identités qui vont au-delà de l’homosexualité. Je me suis rendu compte que je faisais partie d’une communauté très large, que je n’avais pas choisi mais dont je voulais faire partie. La communauté LGBTQ+ a une culture qui lui est propre, mais qui, dans sa représentation populaire, se concentre beaucoup plus sur les hommes homosexuels. Le fait que cette communauté se construise généralement de manière aléatoire, tous ses membres ne naissant pas dans un même endroit, fait que les éléments de cette culture sont différents de ceux généralement observés chez les autres communautés. Il y a entre autre le partage d’un drapeau, la gay pride, une connaissance de célébrités influentes dans la communauté, une histoire et un héritage important. C’est aussi une communauté qui s’est réunie au départ dans une souffrance, lorsqu’il y avait un besoin de compréhension mais que la société faisait tout pour ostraciser ses membres. La tendance à oublier des étapes importantes de la construction de cette communauté, comme la crise du SIDA ou les émeutes de Stonewall, l’impression que la justice n’est plus urgente, font que beaucoup de jeunes homosexuels ne ressentent pas un besoin d’appartenance à la communauté.
« Le fait de ne plus du tout remettre en question ma sexualité l’a totalement banalisée, à un point tel que j’avais l’impression d’avoir fait table rase du passé. »
Personnellement, c’est en me renseignant sur les occurences de discrimination actuelles, en voyant les injustices qui demeurent, puis en pensant à mon expérience passée, alors que je suis issu d’un milieu très privilégié, que j’ai reconnu la nécessité d’existance de cette communauté. Cela peut être pour célébrer la beauté des humains qui la composent, peu importe leur genre, leur orientations sexuelle. Cela peut aussi être pour se battre, en pensant à ceux qui ont été en souffrance, ceux qui le sont maintenant. Célébrer la force et la détermination qui définissent la communauté. Utiliser cette force pour empêcher que dans mon même collège un autre enfant se fasse traiter de pédé. Pour empêcher qu’une famille renie son enfant. Pour empêcher les actes de violence. Pour empêcher les meurtres. Pour empêcher l’indifférence.
Quelques années plus tard
En proposant l’idée d’écrire 2000 mots sur mon identité sexuelle, je n’avais pas réalisé l’ampleur de la tâche qui m’attendait. Devoir repenser à mon ressenti d’il y a quelques années et l’analyser donne une valeur thérapeutique à l’exercice. Avoir posé mes pensées dans cet article me fait réaliser le chemin qu’il me reste à parcourir. En arrivant à Montréal, j’étais persuadé d’avoir pu mettre derrière moi mes expériences passées. Certaines choses prennent du temps à être digérées. Quelques années plus tard, que faire de cette identité maintenant que j’ai accepté mon orientation sexuelle ? Ne plus la laisser me définir, mais ne pas l’oublier. Car l’oublier, c’est un peu oublier comment on est devenu qui on est.