En 2017, la compagnie Dikie Istorii s’est lancée sur un nouveau projet «¡No Pasarán !», dans lequel les chorégraphes Véra Gorbatcheva et Tom Grand Mourcel s’intéressent à la notion de soulèvement.
Que se passe-t-il corporellement lorsque nous nous soulevons pour une cause qui nous est chère, au moment précis où nous nous engageons viscéralement pour nos désirs ?
Une pièce qui tire son inspiration de l’exposition « soulèvement », au Jeu de Paume à Paris, coordonnée par le philosophe Georges Didi Huberman. Une nouvelle création pour cinq performeurs, dont deux musiciens live, qui souhaite redéfinir la place du spectateur en le plaçant sur scène avec les interprètes.
L’histoire nous a montré qu’à l’encontre des désirs de chacun, il y a parfois des énergies qui se soulèvent. À un niveau personnel ou à plusieurs, nous avons pu constater la puissance avec laquelle un soulèvement peut renverser un État, un pays, abolir des lois, dire non.
C’est donc cette puissance, et cette énergie viscérale parfois risquées, dans la violence ou le pacifisme, que nous avions envie de remettre en jeu dans cette nouvelle création
Durant ces trois semaines de résidence aux Subsistances de Lyon et au CCN de Rillieux la Pape, nous avons pu explorer la notion de soulèvement en traversant différents états de corps. En s’inspirant de textes de Victor Hugo ou de photos comme celles de Gilles Caron et Marc Riboud, ou bien encore des peintures telles que Guernica de Piccasso ou Tres de Mayo de Goya.
Le défi pour nous a été de trouver ce moment précis où nous nous engageons viscéralement pour nos désirs, au moment précis où ces forces nous dépassent et nous surpassent. Pour trouver cette explosion intérieure, cet état instinctif, nous avons plongé le corps dans un état d’oppression, de soumission, de saturation afin de voir comment celui-ci se soulève. C’est à travers la musique live, l’échange, la circulation d’énergie qui se transmettait de corps en corps que nous avons pu trouver notre soulèvement personnel et collectif.
Texte :
Tom Grand Mourcel
Mercredi 25 octobre 2017,
J’ai rendez-vous aux Subsistances de Lyon afin de rencontrer la compagnie Dikie Istorii.
Je reçois un message assez énigmatique disant « Atelier 7 ». Je me fraye un chemin dans ce chantier de la création que sont les Subsistances de Lyon. Une porte en bois usé, assez gris, porte l’inscription « Atelier 7 », c’est donc ici.
J’entre en essayant de me faire le plus discret possible, et aperçoit une masse humaine informe qui bat à l’unisson, sans rythme, créant sa propre musique. Cette vision est remarquable. De ce groupe émerge Vincent Guiot, il se saisit d’un micro : « Qu’est qu’une meute ? ».
Au moment où ma curiosité a atteint son paroxysme, tout s’arrête. Les corps se disloquent et je vois apparaître un à un chaque danseur. Arnaud Bacharach, ami de longue date et danseur me présente Tom Grand Mourcel et Véra Gorbatcheva, les deux chorégraphes du projet. Puis, je me présente aux autres danseurs, Vincent Guiot, Jules Martin et Jazz Barbé.
Aussitôt présenté, aussitôt disparu, l’atelier est plongé dans la pénombre. Seuls quelques spots de lumière ponctuelle éclairent le lieu, ce qui me permet de me fondre dans l’obscurité et de devenir simple observateur.
Une atmosphère de travail et de camaraderie flotte dans l’air. On sent d’emblée une
grande affection dans ce groupe, et la répétition n’en est que plus intéressante.
Aujourd’hui est un grand jour pour tous, ils présentent le résultat de trois semaines
de résidences devant un public trié sur le volet. Pour certains, des amis, pour d’autres
il s’agit de représentants d’organismes qui pourraient leur permettre un financement,
et donc de prolonger cette belle aventure qu’ils ont intitulée «¡No Pasarán !».
Il est à présent 12h30, la répétition prend fin et je suis gracieusement invité à me joindre au groupe pour déjeuner avec eux. Nous sommes rejoins par Simon Herengt qui, depuis quelques jours, filme les aventures de la compagnie.
Tom me présente le projet autour d’un délicieux plat de riz aux légumes. Je quitte ma position d’observateur et prend part aux conversations. Je suis très curieux et questionne chacun des danseurs sur leurs expériences passées. Comment en sont-ils arrivés là ? Quel est leur sentiment actuel concernant le projet ? Et qu’est-ce qu’ils en attendent ?
Ce qui a été surprenant, c’est bien l’humilité avec laquelle chacun d’entre eux aborde son travail aujourd’hui. Le recul qu’ils sont capables de prendre sur leur propre vie et travail. Les conversations se prolongent donc sous le doux soleil de Lyon, et nous reprenons doucement la route de l’atelier.
14h30, il est temps de s’échauffer pour la première représentation qui a lieu à 15h30.
Je reprends donc position dans l’ombre, enveloppé de mes deux appareils photo quand soudain, Tom allume la lumière et m’invite à les rejoindre pour ce qu’ils appellent « la chauffe », un échauffement assez particulier. J’accepte volontiers sans savoir que cela allait changer quelque peu mon point de vue.
Caroline Capelle Tourn, photographe chargée de couvrir l’événement, entre dans l’atelier et se joint également à nous. Et nous voilà pris ; nous marchons, sans dire un mot, tentant d’écouter le corps, de le libérer de tout dictat. Nous marchons, sans but, sans espoir, sans savoir réellement pourquoi et sans y accorder la moindre importance. Et puis, c’est à la voix de se libérer, je marmonne doucement n’osant pas tellement faire partie du brouaha général, mais je m’y essaye.Les voix ne forment plus qu’un seul son uniforme. Plus rien ne suit la raison, il n’y a que nous, nous ne faisons attention qu’à nous. Par deux, nous nous assemblons et détendons le corps de l’autre, le frappant parfois, et le corps se réveille, s’affirme et prend place, s’encre. L’énergie du groupe est palpable, nous sommes à présent un orchestre, différents instruments harmonieusement accordés. Encore pris dans cet échauffement qui a vraiment été très fort, je me rend à peine compte que la vingtaine de personnes composant le public commencent à entrer dans l’atelier. La luminosité baisse, les chuchotements de chacun se fondent dans l’ombre des lampes.
Puis, c’est le calme complet. Un moment d’interrogation absolument sublime. Personne ne voit les danseurs, personne ne comprend grand chose à la situation, si ce n’est que nous sommes quelque part.
Tout compte fait, nous ne sommes nulle part, et c’est très perturbant. J’aperçois Véra de l’autre côté de la salle, elle ne danse pas, mais son corps la trahi, et je sens son envie d’entrer dans la danse. Mais où est cette danse ? Est-ce que la représentation a commencé ? Que se passe-t-il ?
Soudain, je suis bousculé, Tom passe et disparaît dans l’ombre. Ombre de laquelle surgit Jules, qui s’évanouit instantanément dans la foule. Les danseurs apparaissent au fur et à mesure, puis disparaissent, ainsi de suite, dans un rythme de plus en plus soutenu. Ça a donc commencé.
Une masse se forme sous nos yeux sans que l’on s’en rende compte. Il n’y a pas encore de musique, mais on entend la respiration de chaque corps, on aperçoit la contraction de chaque muscle. Cette masse se forme, puis se déforme, constituant un dialogue des énergies de chacun dont le public fait partie. Nous ne sommes pas que de simples observateurs. Je me rapproche, j’observe, je touche, je sens et j’entends tout. Mes cinq sens sont en éveil pour mon plus grand plaisir.
« Qu’est-ce qu’une meute ? » Sans que je m’en soit aperçu, Vincent a quitté la masse, a saisi le micro, et récite un texte d’une force subjuguante.
Accompagné d’une diction impeccable, cela nous emmène dans un univers encore différent.
Ce que nous abordions avec la plus grande curiosité, et qui était d’un certain calme a disparu.
Une intensité prend place dans toute la salle, et l’excitation gagne tous les cœurs.
« Bah alors ! » s’exclame Vincent, « Bah alors ! ». Il hurle. Et chaque mot résonne dans chaque corps, entraînant chaque cœur dans un rythme qui n’est pas le sien.
Claquant toutes les portes qui n’existent pas, brisant tout le verre que l’on pourrait un jour souffler.
J’entends une guitare. Cette fois, Jazz a disparu du groupe et fait entendre sa guitare. La tension monte et nous sommes pris d’une réelle force, d’une conviction naissante pour un sujet qui n’existe pas, mais qui importe peu finalement.
C’est un soulèvement dont nous sommes les acteurs. La lumière diminue, le public se regroupe, et le ton ainsi que le son montent. Des instruments électroniques résonnent, dont Vincent est l’instigateur. Jules, Arnaud et Tom courent, ils courent à pleine haleine et disparaissent dans le seul angle totalement noir de l’atelier.
On entend les sirènes, des bruits d’enfants. Des choses se brisent et ils reviennent, se cachent derrière nous, nous touchant comme pour nous prier de nous réveiller, de ne pas les laisser seuls. Ils livrent une bataille silencieuse mais physique. Une bataille qu’on entend mais qui est terrifiante parce qu’on en voit rien, il s’agit d’un soulèvement bon sang !
Mais contre quoi, pour quelles raisons, mais enfin pourquoi ?
Mon cœur bat très fort, très vite. Ils réapparaissent tous, les uns après les autres, la musique ralentit, le son diminue, la lumière reprend de l’intensité. Ils sont là, devant nous, inanimés. Contre quoi se soulever, pourquoi ? J’ai compris en les fixant figés qu’il n’y avait pas de raison particulière à ce soulèvement, si ce n’est la plus élémentaire. Un soulèvement du corps, de l’esprit, des sentiments.
En bref, un soulèvement pour la vie.