Dans La Culture du Narcissisme, Christopher Lasch constate la diffusion progressive aux États-Unis, depuis la seconde moitié du vingtième siècle, d’un phénomène, ou plutôt d’une épidémie sociétale, nommée narcissisme. L’historien américain soutient que le narcissisme — en tant que phénomène — est né de la naissance de l’individu. L’épidémie narcissique se manifeste selon lui dans une société composée d’individus infantilisés, développant fantasmes, espoirs délirants, puis frustrations, ces dernières censées s’apaiser par le biais de la psychanalyse.
Le philosophe Alain Laurent rappelle heureusement que le terme « individualisme », parce que générique, a beaucoup souffert de distorsions et banalisations. Il assure que l’idée fondamentale derrière l’individualisme est belle. Au sein d’une société individualiste (à l’opposé d’une société communautariste), la personne n’est ni plus ni moins perçue et pensée comme autonome et libre. En bref, l’individualisme, c’est oser penser par soi-même, pour reprendre la formule d’Emmanuel Kant. En réalité, Lasch ne se fait pas exactement le pourfendeur du Moi, au contraire. Comme le résume Nicolas Rousseau, Lasch formule le paradoxe suivant : c’est la célébration exacerbée du moi qui entraînerait en fait un effondrement de ce dernier.
Le mythe de Narcisse
Le mot « narcissisme » nous vient de la Grèce antique, époque durant laquelle le mythe de Narcisse a évolué. Il s’est probablement d’abord transmis à l’oral, puis à l’écrit, et s’est cristallisé grâce au récit détaillé d’Ovide dans Les Métamorphoses. En congruence avec le mythe d’Ovide, le Larousse définit le narcissisme comme un « amour excessif porté à l’image de soi ». Narcisse ne tombe pas exactement amoureux de lui-même, mais plutôt de son reflet, qu’il pense être celui de quelqu’un d’autre. Ovide écrit sur Narcisse : « il est saisi par l’image de la beauté qu’il aperçoit. Il aime un espoir sans corps, prend pour corps une ombre. Il est ébloui par sa propre personne et, visage immobile, reste cloué sur place » (3, 315).
La narration du mythe ne laisse ainsi pas penser que Narcisse se savait amoureux de lui-même. Narcisse mourra néanmoins de son amour. Un devin l’avait d’ailleurs prédit : l’enfant connaîtrait la vieillesse, pourvu qu’« il ne se [connût] pas ». Se connaître l’aura finalement conduit à sa mort.
L’approche freudienne
L’approche du narcissisme en tant que fait sociétal est très récente. Le narcissisme est d’abord une pathologie, et se différencie de l’égoïsme en tant que comportement irrationnel et non-réfléchi. L’égoïsme est le fait de choisir rationnellement de faire passer son intérêt en premier. À l’inverse, le narcissisme est une maladie qui se caractérise par une carence en estime de soi, menant le sujet malade à chercher satisfaction en se voyant reflété dans l’attention que lui porte autrui.
Freud redéfinit le terme au début du vingtième siècle en lui conférant une origine positive. Il décrit le narcissisme comme étant un stade de développement nécessaire, durant lequel le bébé investirait d’abord sa propre personne, encore peu différenciée de l’autre. Le bébé en vient à investir son Moi ou son « je social », qu’il découvrira en se regardant dans un miroir. Progressivement, il comprend que ce reflet lui correspond ; il se représente alors corporellement, première étape de sa construction sociale (le « stade du miroir » de Lacan). Pour aboutir à son moi social et articulé, l’enfant a besoin d’être investi, autrement dit, d’être aimé. Au contraire, un manque d’amour peut avoir des conséquences importantes sur la psyché de l’enfant. Médecin et membre titulaire de la Société Psychanalytique de Paris, Bernard Penot explique ainsi que le narcissisme se manifeste suite à un défaut d’investissement éprouvé au départ, d’une blessure narcissique, qui se transformera plus tard en souci de soi exacerbé.
« En se soignant par la psychanalyse, l’individu reste dans une logique autocentrée qui ne favorise pas son développement en tant qu’être humain »
La psychanalyse, une pratique narcissique ?
Si le narcissisme est une étape fondamentale de la construction de l’individu, le narcissisme en tant que connaissance de soi, exploité par le mythe originel d’Ovide, peut néanmoins être interrogé. Selon Lasch, cette compréhension exacerbée de sa propre personne, dans le sens d’une adéquation avec sa propre psychologie, illustrée par la pratique de la psychanalyse, est en effet périlleuse.
La psychanalyse est la cure prescrite au sujet moderne par excellence. Selon Lasch, cette méthode de traitement est cependant intrinsèquement problématique, car c’est une pratique tournée vers l’intérieur, qui ne vise pas à dépasser la simple satisfaction organique de l’individu. En se soignant par la psychanalyse, l’individu reste dans une logique autocentrée qui ne favorise pas son développement en tant qu’être humain. C’est la raison pour laquelle Lasch voit la religion comme une cure plus bénéfique que la psychanalyse, précisément car elle transcende l’individu et ses bassesses matérielles. La pratique de la religion, de part certaines obligations qu’une quête de Dieu requiert, sublime les pulsions, et ce faisant, contribue au développement de l’individu. En tendant vers un idéal externe, on ne se « soigne » plus, mais on s’étend et progresse.
Une infantilisation de la société
Sans avoir mené aucune espèce d’enquête empirique, je ne peux m’empêcher de voir une corrélation entre la recherche obstinée d’un « équilibre mental », d’un « bien-être mental » et le narcissisme. La seconde moitié du vingtième siècle, dans les pays occidentaux, s’est caractérisée par l’aboutissement de médecines avancées, l’avènement d’une société des services, le grossissement des métropoles, les nouvelles technologies, le tout changeant notre rapport au temps et générant du stress. Un exemple évocateur de cette culture de masse que Lasch donne est celui de la publicité, laquelle encourage le développement du narcissisme. La publicité, marque de fabrique de la société moderne, depuis les panneaux publicitaires jusque sur nos écrans, nous promet toutes sortes de satisfactions, qui généralement ne se réalisent pas, et se traduisent souvent en frustrations et angoisses. Lasch soutient que l’individu développe alors un mécanisme de défense psychique : il se crée des fantasmes sur sa propre personne, sur son passé, son futur afin de contrer ces images qui le dérangent.
Une « culture de protection » se met alors en place en réponse à ces malaises. Selon Lasch, elle a cependant l’effet inverse de celui promis. Au lieu de protéger l’individu, les pratiques thérapeutiques liées à la santé mentale se répandent, et par conséquent, un nombre croissant d’adultes est infantilisé, n’est plus tenu responsable, et se disqualifie. Par définition, infantiliser signifie empêcher l’atteinte de la maturité. Il devient alors évident qu’une conséquence plus fondamentale de l’infantilisation est le frein au développement de soi, de perfectionnement en tant qu’être humain. De manière décisive, une société infantilisante ne peut produire de bons parents ou de bons travailleurs.
Connais-toi toi-même ?
Face à un tel plaidoyer contre la société moderne, supposée narcissique, on ne peut s’empêcher de penser : vivrait-on plus heureux, pourvu qu’on se connût pas, ou plutôt, qu’on se connût dans le sens du « Connais-toi toi-même ? ». A tort attribuée à Socrate, cette expression exhorte en fait l’Homme à connaître ses propres limites, le rappelant à l’ordre des choses. Dans la lignée de Lasch, qui dénonçait dès les années 1980 une société fabricant des individus autocentrés, le philosophe Alain Cugnot souligne que le narcissisme peut avoir des conséquences néfastes chez l’adulte, car il nourrit une volonté perpétuelle de se faire cautionner par un autre dans son existence. Une telle définition critique du narcissisme a une vraie valeur humaine : contrairement aux pratiques nous poussant à être des Narcisse modernes, obsédés par notre propre reflet, l’approche de Cugnot incite à sortir de soi, à se projeter vers l’extérieur. Elle nous invite à respecter et considérer l’autre sans pour autant le vénérer, à se développer en tant qu’humain sans attendre une quelconque gratification extérieure. A l’opposé de Narcisse, elle nous convie à résister à la fascination que nous avons pour notre image et à tourner notre regard vers les autres, plutôt que vers nous-même.