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Des sujets hors d’accès ?

La démarche artistique et littéraire doit être sensible aux méfaits de l’appropriation culturelle. 

Fernanda Mucino | Le Délit

La liberté d’expression permet aux artistes et auteurs de produire des œuvres sur les sujets qui les inspirent et de donner libre cours à leur créativité. Ces dernières années, le discours pourfendant l’appropriation culturelle a connu un essor fulgurant. Si, auparavant, le concept était connu uniquement des cercles universitaires, il fait désormais partie du débat public. Il convient donc de s’y attarder, de prendre connaissance de son rapport avec la liberté d’expression des artistes et auteurs. 

La tension entre la liberté d’expression et l’appropriation culturelle

Avant de s’attaquer aux enjeux qui entourent l’appropriation culturelle, il importe de bien définir le concept. Selon le professeur Gaudreault-DesBiens, il « désigne l’emprunt non autorisé qu’effectue un membre d’une culture donnée, le plus souvent dominante, de modes d’expression, de styles littéraires ou visuels, […] ou d’un savoir-faire quelconque, qui sont généralement associés à une culture autre que la sienne, le plus souvent dominée ». L’appropriation culturelle produit des « ersatz », ou des imitations médiocres, qui perpétuent les stéréotypes au sujet des cultures dominées. Ces dernières peuvent alors être privées du pouvoir de se définir elles-mêmes, et elles peinent parfois à être entendues en société. Fille du colonialisme, l’appropriation culturelle implique une dépossession de l’identité des groupes touchés, qui perdent le contrôle sur l’expression de leur culture.

Les cultures autochtones feront ici l’objet de mon analyse. Les détracteurs de l’appropriation culturelle revendiquent la censure des artistes et auteurs « appropriateurs » de traits distinctifs autochtones. À mon avis, l’interdiction d’utiliser des éléments propres à une culture autochtone n’est ni possible légalement ni souhaitable. Cela dit, le discours sur l’appropriation culturelle a un mérite certain, et doit instiguer chez les auteurs comme chez les consommateurs une réflexion sur la valeur morale des œuvres. 

Dans notre société démocratique, les gens ont le droit de s’exprimer, sous réserve de limites très circonscrites liées aux propos haineux. Ce droit de nature juridique s’accompagne néanmoins d’un devoir, moral celui-là, de prendre conscience de la portée de son discours. Pour les auteurs, la diffusion d’une œuvre usurpant des composantes distinctives des cultures autochtones a son lot de conséquences.

Comme l’explique le professeur Gaudreault-DesBiens, les biens culturels et intellectuels des autochtones possèdent souvent un caractère sacré. La production artistique doit se faire conformément au modèle traditionnel, qui limite l’individualité de l’artiste. Un faux pas risque de rompre le lien qui unit le peuple à son Créateur, à la terre sacrée, et à son mode de vie traditionnel. Les périls d’écarts à la tradition sont accrus lorsqu’un étranger à une communauté reprend un thème sacré. Par ailleurs, les œuvres empruntant des éléments distinctifs des cultures autochtones véhiculent souvent des conceptions stéréotypées des peuples représentés malgré eux. Avant de diffuser leurs créations, les auteurs doivent connaître ces répercussions sur les cultures autochtones, qui ont été, rappelons-le, victimes d’un ethnocide. Qu’ils le veuillent ou non, ils sont des agents dans le processus de réconciliation entre les peuples autochtones et la société canadienne. 

Une approche nouvelle au Conseil de l’art du Canada

Depuis septembre 2017, le Conseil de l’art du Canada (CAC) a adopté une nouvelle politique encadrant l’octroi de subventions. Les artistes qui « mettent en scène des éléments distinctifs » des cultures autochtones doivent dorénavant démontrer qu’ils ont fait preuve de respect et de considération à l’égard des autochtones dans la création de leurs œuvres. Aucune procédure n’est officiellement imposée, mais les nouvelles exigences éthiques requièrent des « démarches d’échanges authentiques et respectueux » entre les artistes et les peuples autochtones concernés.

La solution du CAC est empreinte de bon sens, mitoyenne entre l’interdiction des emprunts et le laisser-aller total. Cette « juridicisation » d’une certaine protection contre l’appropriation culturelle permet de promouvoir à la fois le respect des cultures autochtones et le droit constitutionnel à la liberté d’expression. Pour les artistes, le droit de s’exprimer revêt un caractère essentiel à leur métier ; le CAC a fait preuve de circonspection pour trouver une solution au problème sans tarir les sources de créativité artistique. Jamais intégralement nouvelles, les œuvres intègrent toutes des idées issues de créations antérieures. C’est avec un domaine public riche en idées utilisables que la créativité fleurit, permettant aux artistes d’innover et de transcender les normes actuelles.

« Fille du colonialisme, l’appropriation culturelle implique une dépossession de l’identité des groupes touchés, qui perdent le contrôle sur l’expression de leur culture » 

Tous les emprunts ne sont pas répréhensibles

Au nom de l’appropriation culturelle, certaines personnes réprouvent systématiquement l’usage de personnages autochtones dans les histoires des romanciers et dramaturges. L’exemple du roman In Case I Go met en évidence l’excès de zèle qui entoure parfois les condamnations d’appropriation culturelle. Dans la rédaction de son œuvre parue en septembre 2017, l’auteure Angie Abdou a consulté des Autochtones pour s’assurer de l’authenticité de son récit et de ses personnages. Accédant aux demandes qu’ils lui ont    présentées, elle a dû modifier, voire réécrire des passages complets de son histoire. Ensuite, elle a obtenu l’assentiment du conseil des aînés de la nation Ktunaxa avant la publication de son roman.

En dépit de l’approche dialogique et de l’absence de plaintes quant au contenu de l’œuvre, plusieurs ont taxé In Case I Go d’appropriation culturelle, notamment parce que Angie Abdou prend la place que devraient occuper les écrivains autochtones. Si le contenu autochtone est occulté, la solution n’est pourtant pas de crier à la censure : l’objectif réel, c’est que les auteurs autochtones jouissent de plus de liberté de s’exprimer publiquement. On peut y parvenir par le truchement d’un appui étatique supplémentaire. 

Cette critique illustre la pression à laquelle doivent faire face les auteurs consécutivement à une application hégémonique de l’appropriation culturelle. Dans notre société pluraliste, il importe de ne pas condamner tout emprunt fait par la culture dominante, à plus forte raison lorsque la démarche est respectueuse. Autrement, une fracture identitaire résulterait de cette cloison séparant les cultures. Le commentateur Jonathan Kay a bien résumé l’effet de la critique de In Case I go : les auteurs blancs ne pourront qu’écrire des histoires avec des personnages blancs, sous peine de vives vociférations publiques.

Ne négligeons pas l’apport des échanges bilatéraux entre les cultures pour rapprocher les gens. Je suis toujours fasciné par le pouvoir rassembleur que possède le langage. Dans un environnement multiculturel, il se forme souvent un idiome, une sorte de langue vernaculaire propre à une communauté qui se fréquente régulièrement. J’ai fait partie d’un groupe multiethnique où s’est développé un idiome qui, sur une base française, incluait aussi des mots et locutions anglais, arabes, et créoles. Loin d’être perçu comme de l’«appropriation », l’idiome rassemblait et unifiait plutôt les membres de cette microculture qui partageaient une expérience commune. Une telle communautarisation d’un lexique souligne l’appréciation de l’apport culturel de chaque individu ; elle permet ainsi de tisser des liens, de transcender les différences culturelles et ethniques. Sans renier leur identité sociale originelle, les membres du groupe bâtissent une strate identitaire commune qui s’accompagne du développement d’un sentiment d’appartenance à la communauté. Souvent, la porosité des frontières interculturelles se révèle être déterminante dans la poursuite de l’objectif de cohésion sociale. 

En conclusion, le droit des artistes et auteurs de s’exprimer librement dans leurs œuvres doit demeurer prépondérant dans notre société démocratique. Néanmoins, la démarche artistique et littéraire devrait témoigner d’une sensibilité toute particulière à l’authenticité du contenu emprunté à des cultures comme celles des peuples autochtones. Si les détracteurs de l’appropriation culturelle font souvent des critiques légitimes, il faut tout de même se garder d’ériger des remparts qui séparent étanchement le contenu culturel propre à chaque groupe. Il en va du rapprochement entre les cultures de notre société pluraliste. 


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