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Angoissant Martin Heidegger

Comprendre l’angoisse est un remède pour mieux vivre.

Prune Engérant | Le Délit

L’angoisse ! L’écrivain portugais Fernando Pessoa écrivit un jour : « Je suis dans un état de désarroi et d’angoisse intellectuelle que vous ne pouvez imaginer. » Pour autant que l’on connaisse un peu l’œuvre de cet auteur hétéroclite, cet état — si persistant — est immanquable. Son Faust, notamment, illustre avec une triste acuité les méandres de l’angoisse une fois leur nid posé chez nous. Là, se tient la « vérité », l’imposant pandémonium terrestre dont nous sommes tous les sujets fous. 

Pessoa reconnaissait à la vérité la capacité de tuer. En cela, il n’est pas bien loin d’un Schopenhauer, d’un Nietzsche, d’un Kierkegaard ou encore…d’un Heidegger ! Le philosophe de la Forêt-Noire n’a jamais été bien loin de ce que la poésie et la littérature ont eu à dire au sujet de la vérité et de l’angoisse. Il est, en cela, un maître de l’expérience donnée.  Nous tous en connaissons l’éprouvante expérience. Pour autant que notre vie n’ait pas été que le luxe inhumain de l’oisiveté existentielle, certains peuvent faire l’expérience quotidienne de l’angoisse d’une vie à l’aube inéluctable des grands cataclysmes écologiques ; d’autres, quant à eux, peuvent entrevoir si distinctivement les bassesses humaines qu’il leur devient difficile de renouveler leur croyance en une humanité bonne. La liste des expériences propres au sentiment du tragique est aussi longue et charnue que peut être l’angoisse concomitante. 

L’angoisse

Chez Heidegger, l’angoisse survient du moment où, face à notre capacité à être pleinement ce que nous savons être, nous comprenons ce qui constitue notre propre idiosyncrasie et conséquemment la résolution qui pourrait nous amener à être ce que nous sommes. Antique retour à la formule du poète Pindare, « deviens qui tu es », connaître ce que nous sommes n’est pas suffisant pour susciter l’angoisse. Savoir que l’on peut le devenir, voilà la réelle et pleine angoisse si l’on en croît Heidegger. En trois temps, l’angoisse survient d’abord puisque nous existons, en tant que manière d’être au monde, ensuite parce que nous sommes, selon les mots du philosophe allemand, « jetés dans le monde » et, cerise sur le gâteau, car enfin nous comprenons ce que nous pouvons être. Si le cœur nous en disait, par exemple, chacun de nous pourrait entreprendre une relation amoureuse sérieuse, créer une œuvre artistique qui lui serait propre et bien plus de choses encore. En un mot, nous tous, les êtres humains, avons la possibilité de nous choisir au regard de nos projets et non pas aux dépens de notre dévalement continu dans un quotidien trop souvent impropre à nous-mêmes. C’est là, précisément, où réside l’angoisse.

L’angoisse, métaphorisée, peut être considérée comme un abysse dans lequel nous contemplons une noirceur infinie. Ce qui est angoissant, alors, semble être notre incapacité à en saisir les limites. Or, ce n’est après tout pas l’horizon sans fin qui est si angoissant… Plutôt, est-ce justement au moment où nous en touchons le fond qu’apparaît, nous à l’instant transis d’effroi, la véritable finitude qui nous accable ? Avec La mort d’Ivan Ilitch, le livre de Tolstoï dont Heidegger reprend le mot, nous avons pour nous l’histoire d’un homme au-devant de lui-même, c’est-à-dire conscient de sa mort future, mais impossible à s’en résigner. Reprenant à notre compte l’exemple de la mort, « l’angoisse devant la mort est angoisse “devant” le pouvoir-être le plus propre, sans relation et indépassable ». S’angoisser en revient à toucher originalement la vérité, le monde comme monde, c’est-à-dire sans aucune autre formalité et mensonge que le réel impassible et froid. S’angoisser, c’est entendre avec certitude l’appel de Cthulhu dont H. P. Lovecraft faisait la fantaisie ; c’est en saisir le son véritable…au risque d’y perdre le Nord ! 

Survivre

Si telle était l’histoire éternelle des humains, comment pourrions-nous vivre, ou encore y consentir ? L’horreur ne nous immobiliserait-elle pas ? Ne serions-nous pas ruinés, renvoyés sans compassion à l’inintelligibilité bestiale qui nous seyait tant ? Pourtant, la vie en société s’y oppose. Tant de gens nous entourent.

Peu importe, finalement, l<objet de notre angoisse. La crise écologique, la mort, l’amour, l’impossible, nos désirs, notre imperfection… Tant d’objets pour une condition universelle au sujet

Nous discutons, échangeons et correspondons. Se perdre dans l’autre, ce que Heidegger appelait le « on », dans sa dictature du commun, représente alors le moyen idéal afin d’esquiver cette certitude dont nous parlions. Nous fuyons. Nous savons pertinemment que ce que nous fuyons est vrai. Nous sommes coupables. Ce fameux « on » « procure [à l’humain] une tranquillisation pour laquelle tout va “pour le mieux” et pour qui toutes les portes restent ouvertes ». Il s’agit évidemment d’une réponse inauthentique, loin de la hauteur que commande ce que nous pourrions être.  Peut-être l’absurde de Camus nous éclaire-t-il en cela dans la mesure où l’angoisse provient de l’absence de réponse du monde à notre quête de sens. Heidegger nous dira d’ailleurs à un certain moment que le « monde a pour caractère l’absence complète de significativité », ce qui revient à penser l’absurde avant l’heure. Ce « silence déraisonnable du monde » est précisément ce à quoi l’angoisse fait référence, c’est-à-dire à quelque chose pour laquelle notre raison ne suffit pas. Inversement, rationaliser notre angoisse revient à lui donner un objet réduit, au demeurant des peurs. En ce sens, face à la possibilité, telle que déjà mentionnée, du choix d’entreprendre une relation amoureuse avec quelqu’un, nous pourrions être amenés à parler de notre peur de l’engagement, de notre peur de ne pas avoir vécu assez d’expériences avant ledit engagement, pour finalement donner un objet à une angoisse qui, quant à elle, est bien plus générale : sommes-nous authentiques face à l’ampleur de nos possibilités propres ? À cela, la réponse reste tout aussi généralement vague. L’angoisse ne sait pas ce pour quoi elle s’angoisse. Dans Être et Temps, le souvenir de l’angoisse se reconstitue et le phénomène s’expérimente à nouveau. 

Exister

Pourtant, le rôle de l’angoisse n’est pas négatif, mais convient-il plutôt de considérer l’angoisse comme quelque chose de potentiellement positif dans la mesure où elle ouvre des chemins. Elle incarne en quelque sorte le nihilisme actif de Nietzsche qui en vient à dépasser le nihilisme tout juste découvert. Lorsque nous naissons, nous sommes d’ores et déjà condamnés à mourir alors que cela n’a jamais été notre souhait. Cette vérité originale de l’existence conditionne tous nos projets dans une perspective de la finitude. L’angoisse, dans son caractère positif, ouvre de nouvelles dispositions et inspire, en quelque sorte, le tragique dont Nietzsche faisait tant l’éloge.

Pourquoi s’intéresser à l’angoisse ? Pour la simple et bonne raison que l’on ne peut la dépasser sans vraiment s’y attarder. Nous ne saurions nous suffire d’un oubli éternel dans la quotidienneté du « on ». Au demeurant, si l’on savait se suffire de cet oubli pour un moment, son passage ne laisserait que des remords et ceux-ci «[sont] comme la morsure du chien sur la pierre : une bêtise ». Le travail que nous permet de mettre en branle Heidegger est celui d’une inoculation contre le dévalement causé de prime abord par l’angoisse. Ayons le courage de vivre nos angoisses, de donner pleine mesure à leur expérience. Nous ne pouvons espérer un monde juste et mesuré à l’heure où nous sommes tous en fuite de nous-mêmes. 

Suggestion de lecture : 

1- Être et Temps (Heidegger)

2- Les Chemins qui ne mènent nulle part (Heidegger)

3- Faust : tragédie subjective (Fernando Pessoa)

4- Cosmos (Michel Onfray)


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