Depuis 2012, elle et Widia Larivière font valoir les droits sur les territoires ancestraux des nations autochtones. En 2017, elle gagne le prix Ambassadeur de la Conscience d’Amnistie internationale, et elle travaille aujourd’hui main dans la main avec Radio-Canada pour monter des capsules répondant à des questions du public sur les Premières Nations. Mélissa Mollen Dupuis se bat pour les droits des nations et des femmes autochtones depuis des années. Voici donc l’avis de la professeure sur divers sujets d’actualité.
Le Délit (LD): Toi et Widia Larivière êtes les porte-paroles du mouvement Idle No More depuis 2012. Qu’est-ce qu’Idle No More et quelle est son importance au Québec ?
Mélissa MollenDupuis (MMD): C’est un mouvement pancanadien, mais qui est maintenant présent un peu partout dans le monde. C’est un mouvement citoyen. Parfois les gens nous demandent « pourquoi vous n’avez pas organisé une assemblée générale, mais non, le but c’est que ça reste un mouvement citoyen. Puis ça donne au mouvement une liberté incroyable de mobilisation, mais surtout ça permet ce que nous on espérait : c’est d’ouvrir la parole à tout le monde. […] Mais avec les grands médias, c’était extrêmement difficile non seulement de les avoir présents, mais d’avoir un angle non biaisé, et donc Idle No More c’était une manière en même temps de se mobiliser à travers le Canada de façon simultanée, entre Premières Nations, Inuits et Métis tous ensemble. […] Mais par contre, ce dont le monde ne s’est pas rendu compte c’est à quel point on est diversifiés ; ce n’était pas juste les Autochtones, qui est un peu le terme panier qui était utilisé avant, mais ça a aidé à développer une distinction entre les nations qui n’existait pas il y quelques années ; les gens parlaient des Premières Nations et déjà c’était fantastique, pareil quand on parlait d’«Autochtones », ça changeait un peu des « Indiens » d’il y a quelques années ! […] Et puis on a commencé [à travailler avec Idle No More, ndlr] en traduisant les appels à l’action, traduire les nouvelles de ce qui se passait dans le Canada anglais, puis vraiment rendre ça accessible au niveau de la langue parce que, qu’on le veuille ou non, on n’a pas tous été colonisés par les mêmes colonisateurs. Ce n’est pas notre choix, la langue. […] Et donc ça a commencé par-là, Idle No More. Puis après ça, ça a été de travailler sur les mobilisations à travers la province dans plusieurs communautés ou même dans les grandes villes. […]Depuis 2006, je me mobilise en tant que femme pour la cause des femmes assassinées et disparues, et quand on avait réussi à avoir 100–200 personnes à la marche, c’était un succès incroyable, mais ça demandait toute l’énergie du monde. De se créer un réseau, justement, de personnes qui voulaient avoir la justice sociale pour les Premières Nations, peu importe quel était notre background — parce que c’est sûr qu’on était ce qu’on appelait la société civile — mais on a aussi des politiciens du milieu des Premières Nations qui se sont mobilisés avec nous. Je pense à Justin Picard, je pense à mon chef dans mon village qui a été présent pour les actions que les femmes ont entreprises.
Donc, ça été de montrer ensemble l’importance de la situation des Premières Nations, malgré le fait qu’on n’est pas toujours tous d’accord sur tous les enjeux.
Je veux dire, quand on arrive au niveau de l’environnement ou du développement économique, là on rentre dans d’autres sujets, et même à travers nos propres nations, on ne fera pas toujours l’unité. Mais, Idle No More, à la base, c’est parti de quatre femmes (de l’Ouest), qui ont créé le premier teach-in [séminaire public, ndlr] qui s’appelait Idle No More, sur les lois omnibus — pour la protection de l’eau — et comme dans nos traditions les femmes sont souvent responsables de l’eau, responsables de la famille, comme les femmes aussi ont un rôle lié au fait qu’à travers nous coule une rivière millénaire de mère en fille, cette eau-là devient notre responsabilité comme les hommes ont la responsabilité de la terre et des animaux. Ce n’est pas comme un rôle oppressif du genre « va dans ta cuisine pis fais-moi un sandwich », c’est vraiment des rôles pour se partager les responsabilités qui existaient sur le territoire. Puis c’est pas des rôles liés uniquement au sexe, il y en a une multitude.
Dans les protections de l’eau qui avaient été enlevées par le gouvernement Harper se cachait à travers le développement des pipelines à travers le Canada, le développement des sables bitumineux. On s’est rendu compte aussi de l’ampleur que ça avait et ça touchait, d’un océan à l’autre, toutes les communautés qui se sont mobilisées. Et même, après ça, on descend jusqu’aux États-Unis parce que, encore une fois, on revenait avec des savoirs traditionnels, comme le fait qu’on vit sur le dos d’une grande tortue, ce qui est l’un des savoirs qu’on partage. C’est sûr que ce n’est pas une vraie tortue, mais une tortue symbolique : quand on la regarde sur la carte d’Amérique du Nord on la voit très clairement, où le Québec c’est la patte droite, l’Alaska c’est la patte gauche, la Floride c’est la patte arrière droite, le bas de la Californie et le Nouveau-Mexique celle de gauche, puis la queue c’est le Mexique, la carapace c’est l’unification du Nord — du Mexique, des États-Unis et du Canada. Cette tortue est [un symbole], parce qu’on dit que c’est un être qui nous porte sur son dos, on ne la voit pas comme un objet qui peut être divisé par des frontières, mais bien comme un être vivant sur lequel on est porté et dont on dépend. Donc quand on parlait de « nos » territoires, ça faisait souvent une difficulté par rapport à l’échange qu’on avait, parce que quand on parle de « nos territoires », c’est comme si je disais « ma mère » : ma mère ne m’appartient pas, mais moi j’appartiens à ma mère. C’est la relation plus [axée sur] l’échange, alors que quand on parle de « nos territoires » au Canada, et bien là on va avoir des lignes, des frontières qui ont été dessinées de façon très imaginaire mais qui ont la solidité du béton, alors que nos savoirs sont parfois diminués, rapetissés, mais on le sait que l’air qu’on respire présentement, c’est le même air qu’on va respirer sur la Côte-Nord. Ce sont les mêmes oiseaux qui traversent [le ciel]. Tout ça, c’est venu comme un bulldozer de savoirs, d’échanges et de choses qui ont été ignorés […]. Et même que, encore aujourd’hui, on conteste en cour, je veux dire on est en voie de réconciliation avec le gouvernement du Canada, mais on est quand même dans les cours suprêmes à essayer de défendre des droits comme empêcher des passages de pipelines dans les territoires des Premières Nations.
Donc c’est extrêmement large et c’est ce qu’Idle No More essaie de garder. Le monde essayait un peu de chercher les angles, d’où ça venait, mais à partir de ce premier teach-in est venu vraiment la base du mouvement. Nous sommes un mouvement pour la planète […], pour les savoirs traditionnels, pour les droits ancestraux, et même aussi pour la reconnaissance des droits plus reconnus de façon nord-américaine, ça veut dire des droits constitutionnels et tout ça — qui n’est pas notre constitution en tant que telle parce qu’on ne l’a pas écrite, mais on doit travailler avec les outils qui sont en place — et après ça, ce mouvement-là s’est ouvert à d’autres femmes qui ont commencé à faire des teach-in.
Nous, on a commencé à en faire ici au Québec, à Montréal, pour parler des droits autochtones, [par exemple] dire qu’il y a onze nations au Québec, quelle est la distinction entre les onze nations. Ça a vraiment commencé [dans l’intention] d’enseigner, de transmettre des connaissances. La distinction qu’il y a beaucoup eu entre le Québec et le reste du Canada, c’est qu’on a eu la crise d’Oka en 1990 et je pense que déjà là c’était un wake-up call [signal d’alarme, ndlr ], mais vingt ans plus tard, on est encore là, on est encore en train de chialer, mais maintenant on le fait à un niveau national. Donc je pense que l’ouverture des médias a été plus grande et plus rapide. On a eu la couverture du Devoir très tôt, et nous autres on s’attendait pas à ce que…je veux dire, on s’attendait à se faire recevoir avec une brique et un fanal, parce que c’était juste après la crise étudiante. On s’est dit : « oh, s’ils tapent sur leurs propres enfants, qu’est-ce qu’ils vont faire à une gang de femmes autochtones ? » On s’attendait vraiment à 1990 version 2, la suite.
Mais on a été quand même assez surprises de l’accueil, et surtout je pense que ce qui a été vraiment une force qu’on n’avait pas estimée au Québec, c’est justement avant les étudiants qui s’étaient mobilisés et avant qu’Occupy ait lieu, ce sont tous les noms d’Autochtones qui eux-mêmes ont vécu une injustice énorme dans leur propre territoire, leur propre pays, par, en plus, leur propre gouvernement, ceux qui doivent s’occuper d’eux. Parce qu’on a un lit et que les enfants, on en prend soin en communauté. Et quand nous, on est arrivés, on a eu un support incroyable de la part des étudiants, de ceux qui s’étaient mobilisés justement, qui avaient vécu toutes ces injustices-là. […] Et puis il faut comprendre qu’il y a des communautés qui en souffrent depuis plus longtemps que nous. Donc ça, je dois avouer que c’était quand même quelque chose de surprenant. On s’attendait à la crise d’Oka, parce que ça n’a pas été facile : j’avais 12 ans et je m’erappelle comment c’était raciste après, comment on était tous des sauvages et des Mohawks, des bloqueurs de ponts, et il y avait vraiment eu une haine généralisée des Premières Nations après ça. Mais ça a servi de point de départ, je pense, pour un réveil collectif, par rapport à l’identité autochtone. Il y a beaucoup de gens qui croyaient à la séparation du Québec, [qui se sont réveillés] après [le référendum] parce qu’ils n’avaient pas consulté les Premières Nations qui elles-mêmes veulent se séparer. Je pense qu’il y a eu des évènements dans les années 90 qui ont fait germer la mobilisation de jeunes femmes autochtones comme moi, Widia, Natasha Kanapé-Fontaine et plein d’autres. Mais ça a aussi planté des graines dans la tête des Québécois ; on ne peut plus faire semblant que tout était beau et gentil.
LD : Depuis les dernières années, il y a un désir encore plus fort qu’avant de se faire entendre chez les Premières Nations. Il y a eu l’apparition de plateformes comme Wapikoni Mobile.
MMD : La Wapi, s’il y a une plateforme qui m’a fait embarquer [c’est celle-là.] […] Le vidéo, l’audio, la musique, forment justement la suite naturelle de nos savoirs traditionnels qui étaient dans l’oralité. […] Le vidéo, c’est ce que les Premières Nations ont repris naturellement, c’est comment on raconte, comment on vit nos histoires en étant avec une autre personne. Et cet échange-là se voit vraiment quand je vois des gens venir voir des films de la Wapikoni Mobile, et vivre l’expérience. […] Non seulement on est rendu au-dessus de mille films, mais pour moi c’était la suite naturelle d’Idle No More. […] Les sujets [abordés par Idle No More] ce sont des sujets qui portent à la caméra, mais ce ne serait pas possible s’il n’y avait pas eu ce support de la Wapikoni, des cinéastes professionnels qui vont dans les communautés, qui apprennent aux jeunes à faire des vidéos et qui trempent eux-mêmes dans la culture et qui doivent en apprendre autant qu’ils en enseignent. Alors ça, pour moi, c’est un modèle de réussite : on a, je pense, au-dessus de 163 prix nationaux et internationaux, on fait des escales partout, il nous manque juste les États-Unis, […], mais on a [été aux quatre coins du monde] et maintenant, dans chaque province du Canada. Et cette formule-là a fait ses preuves dans les communautés, beaucoup plus que les écoles forcées. […] Ça a montré aux jeunes que leurs voix peuvent être entendues, et ça montrait aussi des leaders. […] Et [la plate-forme] permet de mettre en valeur des gens qui ont des savoirs traditionnels et ensuite de les rendre accessibles ; les films sont tous disponibles en ligne. Moi je pense qu’un peu plus puis on va tenir les paupières du monde si on veut enseigner, je pense qu’on fait nos preuves par rapport à notre bonne volonté. Après, la bonne volonté de l’autre côté c’est d’écouter […].
LD : Il y a toute cette question de l’éducation, et au Québec il semble y avoir un problème dans ce système par rapport à ce qu’on nous enseigne sur les nations autochtones.
MMD : On se fait souvent enseigner comme étant dans le passé, et je me suis déjà questionnée à savoir où on était avant Jacques Cartier parce qu’on était pas dans les livres, et j’ai dû faire ma propre recherche à 16 ans. Je crois beaucoup au cours d’histoire parce que j’ai été obligée de me faire le mien en grandissant pour savoir d’où je venais […] parce que c’étaient des connaissances auxquelles on avait absolument pas accès dans nos livres d’histoire. […]
LD : Par rapport à l’éducation, pensez-vous qu’il y aurait quelque chose qu’on pourrait ajouter ?
MMD : Au Québec il y un grand manque parce qu’on sous-estime le besoin d’éducation de l’histoire. Non seulement ça, mais moi aussi j’ai marché avec les casseroles et avec les jeunes parce que je me disais que la gratuité scolaire, ça permet peut-être d’avoir des programmes plus intéressants et il faut mettre de l’argent dans l’éducation ; présentement les écoles tombent en ruine. Alors quand on parle de réconciliation et de remettre les Autochtones dans les livres d’histoire, il y beaucoup d’autres choses qui sont aussi nécessaires et urgentes : il y a un sous-financement et un sous-intérêt […]. Il faut aussi permettre à des personnes qui sont bonnes pour aller dans les écoles et présenter la culture [autochtone] de le faire. Et il y a des échanges entre communautés dans les écoles pour voir pas seulement les réalités de l’autre, mais de voir la différence et le bouleversement, le choc culturel qui est vécu […]. ξ