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La décroissance à l’horizon du désastre

Le Délit s’entretient avec Yves-Marie Abraham, professeur et chercheur au HEC.

Courtoise Yves-Marie Abraham

Le Délit (LD): Pouvez-vous nous expliquer rapidement ce qu’est la décroissance ?

Yves-Marie Abraham (YMA): La notion de « décroissance soutenable » ou « conviviale » a été lancée en 2002 en France. Au départ, il ne s’agissait ni d’un concept, ni d’un programme, mais d’un slogan provocateur, d’un « mot-obus », lancé contre une évidence, un dogme, celui de la croissance économique.

Ce slogan a fait mouche, et on peut parler aujourd’hui d’un mouvement politique transnational, dont le principal mot d’ordre est le suivant : la croissance économique n’est pas un facteur de progrès de l’humanité et encore moins une solution aux crises écologiques, sociales et politiques que connaît notre civilisation. Elle fait partie du problème. Il faut donc collectivement y renoncer, avant d’avoir à subir les conséquences d’une décroissance imposée par la destruction en cours de ce qui rend possible la vie humaine sur Terre.

S’il est essentiel d’arrêter la course à la croissance, il ne s’agit pas cependant d’une fin en soi, mais d’un prérequis pour tenter d’inventer des collectivités humaines plus soutenables, plus justes et plus démocratiques. Car le problème de la course à la croissance n’est pas seulement qu’elle est destructrice sur le plan écologique. Elle se révèle également profondément injuste, en ce qu’elle tend à se traduire par un creusement des inégalités entre humains, comme l’a montré notamment Thomas Piketty dans son ouvrage maître (Le capital au XXIème siècle, 2013).

Enfin, cette course nous impose à toutes et tous de lourdes contraintes, y compris à celles et ceux qui en tirent les meilleurs avantages. Elle tend en fait à nous transformer en rouages d’un système économique et technique censé pourtant nous servir. Fins et moyens sont inversés. La croissance est donc également synonyme d’aliénation pour chacun d’entre nous, ce qui constitue à lui seul un motif suffisant de s’y opposer, à tout le moins si l’on attache encore un tant soit peu d’importance à l’exercice de notre liberté.

Courtoisie Écosociété

LD : On parle souvent de « développement durable » comme solution aux bouleversements climatiques et environnementaux. En quoi la décroissance diffère-t-elle du développement durable ?

YMA : Le « développement durable » et ses avatars plus récents comme la « croissance verte » ou encore « l’économie circulaire » sont relativement indifférents au caractère injuste et aliénant de cette course à la production de marchandises. Mais surtout, ils continuent à défendre la nécessité de la croissance, en pariant sur un possible « découplage » entre la production de marchandises et son impact écologique, grâce notamment aux progrès technologiques. 

Le passé montre pourtant qu’un tel découplage ne s’est jamais réalisé et aucune technologie disponible à ce jour ne permet d’espérer qu’il en soit autrement à l’avenir. On peut certes réduire jusqu’à un certain point, pour chaque marchandise produite, la quantité de matériaux nécessaire et de déchets générés. On obtient ainsi un « découplage relatif ». Toutefois, tant que la quantité totale de marchandises augmentera, la consommation de ressources naturelles et la production de déchets augmenteront également. La seule manière de mettre un terme au désastre écologique en cours est de produire moins.

Cependant, réduire globalement la production dans des sociétés déjà profondément inégalitaires et dans lesquelles un nombre grandissant de personnes n’ont tout simplement pas les moyens matériels de mener une vie digne ne pourrait qu’aggraver les injustices actuelles. Cela implique de défendre conjointement un deuxième principe : partager plus. Concrètement, pour que chacun et chacune puisse avoir accès à des moyens d’existence décents, dans le respect des limites biophysiques de notre planète, il faut imposer des limites à l’accumulation du capital et à la propriété privée. 

Ce nécessaire partage de nos moyens d’existence ne s’impose pas seulement pour des raisons de justice. Il est également la condition sine qua non pour que nous puissions commencer à reprendre le contrôle de nos vies. Pour l’heure, nous n’avons pas le pouvoir de décider vraiment de la manière dont nous souhaitons vivre ensemble. Il ne s’agit pas seulement de dénoncer ainsi le fait que nos institutions politiques n’ont rien de démocratiques, mais de reconnaître que ces institutions sont elles-mêmes soumises pour l’essentiel à cet impératif de la croissance indéfinie ; un impératif qui n’est jamais qu’une exigence du Capital. 

LD : L’idée de la décroissance a‑t-elle évolué depuis la publication du rapport Meadows en 1972 ?

YMA : Les principaux promoteurs de la décroissance ont publié leurs textes les plus importants au cours des années 1960 et 1970, mais n’ont que très peu utilisé le mot « décroissance » – Dennis Meadows continue d’ailleurs à se refuser d’employer ce terme. On trouve dans ces différents écrits une remise en question profonde du mode de fonctionnement de nos sociétés, une critique radicale de notre civilisation.

Cette critique a été balayée en partie par les crises économiques qui ont suivi les « chocs pétroliers » des années 1970. Pas facile évidemment de prôner la décroissance en contexte de chômage de masse, alors que l’urgence immédiate semble être de créer de l’emploi, donc de générer de la croissance. Mais cette critique de fond a été contrée également par la promotion à grande échelle de l’idéologie du développement durable à partir de la fin des années 1980.

Cette idéologie a servi d’anxiolytique sur le plan psychologique et de contre-feu ou d’éteignoir sur le plan politique. En ce sens, c’est une idéologie dangereuse, parce que pendant que nous dormions paisiblement ou que nous contemplions avec soulagement le joli dessin des « trois piliers du Développement durable », la destruction a continué et a même accéléré, si l’on en croit tous les chiffres qui sortent à ce sujet.

C’est pour sonner le réveil général que le slogan de la décroissance a été lancé au début des années 2000. Son succès permet de penser que beaucoup d’Occidentaux n’étaient pas dupes. Mais force est de constater que, pour le moment encore, l’idée selon laquelle la croissance indéfinie est la condition nécessaire du bonheur de l’humanité demeure hégémonique. La bataille des idées continue donc, et le travail des Meadows reste un incontournable pour la mener. On réalise en effet que leur scénario le plus pessimiste concernant l’avenir de notre civilisation correspond d’assez près à ce qu’il s’est passé à l’échelle mondiale sur le plan écologique depuis le début des années 1970.

Fatima Silvestro | Le Délit

LD : Dans votre livre Décroissance versus développement durable, vous abordez la relation que l’être humain entretient avec la Nature. Comment concevez-vous cette relation ?

YMA : Le développement de la civilisation thermo-industrielle suppose un rapport au monde très particulier. Il n’est possible en effet que dans la mesure où nous envisageons tous les êtres (vivants et inanimés) qui peuplent cette planète comme des moyens potentiels au service des besoins humains. Le travail de l’anthropologue Philippe Descola, sur lequel je m’appuie dans le texte que vous évoquez, consiste à montrer que ce rapport au monde n’a rien de naturel. Il caractérise en propre l’Occident moderne.

Si, comme dans bien des sociétés animistes, vous considérez la Terre comme votre mère et les autres animaux qui la peuplent comme des êtres intelligents, sociables, doués d’intentionnalité, bref comme des égaux, bien des comportements deviennent impensables ou en tout cas problématiques. Creuser des tunnels, exploiter des mines, revendiquer un droit de propriété sur un territoire, pratiquer l’élevage et l’agriculture, par exemple. Comme le dit un Shaman inuit cité par Descola, « le grand problème pour nous les humains est que notre nourriture est entièrement faite d’âmes ».

Faut-il devenir animistes pour que cesse la destruction en cours ? Évidemment, on ne change pas de culture ou de cosmologie comme de chemise. Toutefois, il est intéressant de souligner que l’écologie et la biologie notamment aboutissent à des constats qui bousculent de plus en plus notre vision du monde. La frontière ontologique entre animaux humains et animaux non humains apparaît toujours plus fragile. Et l’idée que la Terre est notre mère à tous est finalement plutôt confortée par la théorie de l’évolution – les vers de terre sont bel et bien nos frères et nos sœurs, ou nos cousins éloignés !

Par ailleurs, la catastrophe écologique en cours risque de favoriser l’émergence d’une tout autre manière de définir notre rapport au monde, pour le meilleur ou pour le pire…

LD : Vers quel(s) penseur(s) de la décroissance jugez-vous utile de se tourner ?

YMA : Les auteurs qui restent à mes yeux les plus intéressants, les plus stimulants, sont ceux qui ont écrit dans les années 1960 et 1970, comme je le suggérais tout à l’heure. Outre les Meadows, déjà évoqués, les incontournables sont Nicholas Georgescu-Roegen, Ivan Illich, Bernard Charbonneau, Jacques Ellul, Güunther Anders, André Gorz, et j’en oublie certainement. 

La lecture de Gorz me paraît particulièrement essentielle. Il me semble être celui qui intègre de la manière la plus claire et la plus forte les trois propositions par lesquelles je définis la décroissance : produire moins, partager plus, décider vraiment (de nos manières de vivre ensemble). Il promeut notamment une écologie politique qui est aux antipodes d’un certain écologisme actuel imputant la cause de nos problèmes à une supposée « nature humaine » et appelant à des mesures coercitives pour arrêter la catastrophe. Comme ne cesse de le rappeler Gorz, il ne s’agit pas seulement de sauver l’espèce humaine. Il faut encore que nos vies à toutes et tous vaillent la peine d’être vécues. Ce qui suppose de respecter pour de bon ces deux grandes valeurs en principe fondatrices de notre civilisation : la liberté et l’égalité.

En ce qui concerne les auteurs contemporains, il faut au moins évoquer Serge Latouche, dont le petit ouvrage Survivre au développement fait pratiquement figure de manifeste du mouvement décroissantiste. En France également, on doit mentionner Un projet de décroissance (Liegey et coll.), qui propose une réponse particulièrement cohérente à la question « Que faire ? »  Il y a par ailleurs à Barcelone un groupe de chercheurs formés à « l’économie écologique » qui réalise un travail théorique essentiel pour « déboulonner » les approches néoclassiques des questions écologiques dans les sciences économiques. 

Enfin, je voudrais souligner le travail réalisé ici au Québec par le philosophe Louis Marion. Il est selon moi la « tête pensante » du mouvement de la décroissance dans notre province. Son petit livre Comment exister encore est lui aussi un incontournable.

« Tant que nous nous lèverons le matin pour aller travailler et que nous achèterons en fin de semaine des marchandises, aussi « vertes » et « éthiques » soient-elles, le capitalisme n’a rien à craindre. »

LD : En plus des changements systémiques et structurels, y’a‑t-il des actions prioritaires à entreprendre à l’échelle individuelle pour avoir un impact sur les bouleversements écologiques ? Si oui, lesquelles ?

YMA : Il faut, comme vous le suggérez, commencer par souligner les limites de toutes les stratégies individuelles visant des formes de consommation plus « responsables  ». Ces stratégies, dont l’une des devises les plus fréquentes est le fameux « Acheter c’est voter », n’ont aucune chance de modifier l’ordre en place. Tant que nous nous lèverons le matin pour aller travailler et que nous achèterons en fin de semaine des marchandises, aussi « vertes » et « éthiques » soient-elles, le capitalisme n’a rien à craindre. Ces injonctions à « mieux » consommer ne peuvent entre outre que culpabiliser injustement celles et ceux qui n’ont d’autre solution pour vivre que d’acheter ces marchandises à bas prix et à faible qualité dont le capitalisme a le secret.

Je crois que la première action à entreprendre est de faire de la politique, c’est-à-dire de se mêler du sort de la Cité. Nos sociétés de croissance tendent à exclure cette possibilité. Non seulement parce qu’elles nous imposent d’être toujours plus productifs et performants jusqu’à épuisement, mais aussi parce que nos modes de vie sont essentiellement déterminés par la dynamique d’un système économique et technique qui nous échappe. Il faut donc tout faire pour tenter de pouvoir délibérer et décider ensemble des normes de notre vie collective. 

Cela peut passer par l’engagement dans un parti politique – Québec solidaire est très ouvert aux idées de la décroissance – ou dans un mouvement social. Cela peut passer aussi par la participation à des alternatives concrètes visant à atténuer notre dépendance à l’égard des marchandises et du travail rémunéré. Cela peut consister enfin à lire des livres (ou même des articles, puisque le temps nous manque!) et en discuter, pour tenter d’élaborer ensemble des réponses à ces deux questions essentielles : dans quel monde vivons-nous ? De quel monde voulons-nous ?

Cet article est une version allongée de l’entrevue « La décroissance à l’horizon du désastre » publiée dans l’édition papier du 23 octobre 2018. 


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