Le Délit est allé à la rencontre du documentariste et cinéaste québécois Julien Fréchette. Son film Ma guerre a été présenté à la dernière édition du festival des rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM). Le documentaire se penche sur un phénomène méconnu : l’engagement d’occidentaux·ales dans le combat contre Daesh aux côtés des forces kurdes en Syrie et en Irak. En suivant quatre combattant·e·s, on découvre les motivations diverses de ces combattant·e·s qui traversent les océans pour mener une guerre qui n’est pas forcément la leur.
Le Délit (LD) : J’imagine que le·a spectateur·rice s’attend à voir pas mal de combats, d’être plongé·e dans la guerre, mais finalement ce n’est pas du tout ce qui se passe. Quelles étaient vos attentes quand vous êtes allé·e·s sur le terrain, une situation d’attente ou un combat intense ?
Julien Fréchette (JF) : C’était du 50/50, dans la mesure où l’on ne pouvait pas prévoir ce qui allait se passer. On devait travailler avec la contrainte du fait qu’on avait uniquement vingt jours de tournage disponibles à l’étranger. Cela laissait à peu près deux séjours de dix jours là-bas. C’est sûr que si l’on avait été dans une dynamique de compagnonnage, où l’on avait passé un mois avec les personnes sur le terrain, on aurait eu davantage de bombes… Je pense qu’on a été chanceux, il y a un bon échantillonnage de ce qu’il se passe pendant une guerre. C’est pas toujours de l’action et des bombes : il y a énormément d’attente.
LD : Par rapport à votre relation avec les combattant·e·s que vous avez suivi·e·s, avec qui vous avez passé beaucoup de temps, quel type de relation avez-vous nouée avec eux·elles ? Avez-vous pu vous identifier à leurs aspirations ?
JF : Dans une certaine mesure, oui. À partir du moment où l’on va ensemble sur le terrain, qu’on prend des risques d’une façon commune, je dirais qu’on est dans le même bateau. Il va se développer un esprit de camaraderie. De la même manière, j’imagine que cela peut arriver entre soldats. Je me voyais davantage comme un intervenant qui était là pour questionner, mais de façon tout à fait transparente, sans complaisance, les gens que je filmais, parce que moi-même j’étais curieux d’essayer de comprendre.
Je me voyais davantage comme un intervenant qui était là pour questionner, mais de façon tout à fait transparente, sans complaisance
LD : Peut-on faire des comparaisons entre les combattant·e·s de ce côté du front et de l’autre côté ? Est-ce que ça nous apprend quelque chose sur les autres combattant·e·s ?
JF : Il y a des vases communicants, je pense que ce sont deux miroirs. Il y a des choses qui se ressemblent, dans le processus de départ. Certains jeunes par exemple, tant du côté kurde que du côté de l’État islamique, cachaient à leur entourage le fait qu’ils allaient combattre. Des deux côtés il y en avait pour qui ce n’était pas la première guerre. Il y avait des vétérans de la Tchétchénie, d’autres guerres civiles de l’autre côté de la frontière. De notre côté, c’était peut-être des militaires de carrière. Ils n’ont rien et tout en commun en même temps. La différence est que l’État islamique, on découvre en fait sans cesse les crimes contre l’humanité commis, le nombre de charniers qu’on a retrouvé, c’est pas quelque chose qu’on retrouvait chez les kurdes. Il y a deux poids deux mesures. C’est dit dans le film : c’est la rencontre de deux idéologies qui se combattent.
LD : On retrouve dans les combattant·e·s occidentaux·ales partant au combat un discours disant : « c’est ma place », « je vais prendre les armes », « c’est ce à quoi je suis habitué·e ».
JF : Pour l’Américain par exemple, de tous les personnages c’est celui qui je pense avait la motivation la plus complexe. Il y avait un côté presque thérapeutique dans sa démarche de retourner sur le terrain, du fait qu’il avait fait partie d’une force d’invasion de l’Irak, ça n’avait pas été forcément la guerre qu’on lui avait vendue initialement. Là il avait l’opportunité d’être vu comme un libérateur, d’être bien accueilli, de se retrouver du bon côté de l’Histoire.
LD : On peut voir dans le film que pour les personnes impliquées, c’était vraiment une quête de sens personnelle, d’où le titre du documentaire, d’ailleurs. De l’autre côté, il y a des civils qui vivent un réel désespoir, leurs vies en dépendent. Ça peut mettre un peu mal à l’aise, ce contraste. Avez-vous un tel ressenti ?
JF : Il faut remettre les choses en perspective. Dans toute guerre, il y a toujours eu des gens qui venaient de l’extérieur, qui se sentaient concernés des quatre coins du globe. Il y a toujours eu ce phénomène-là. La différence est que là il se passe à une ère où il y a les médias sociaux, où il est relativement facile d’obtenir les informations pour y aller. Honnêtement, c’est la seule différence. Après, c’est sûr qu’on peut voir ça de façon un peu déconnectée, mais il est clair que les civils irakiens qui se retrouvaient entre l’État islamique et les Kurdes sont les principales victimes. C’était la même chose du côté de l’État islamique, il y avait plein de gens qui venaient du monde entier, c’est pas quelque chose qui m’a tant dérangé, honnêtement. Toute la situation est dérangeante, le fait qu’ils·elles soient là (les occidentaux·ales, ndlr) n’est pas la question en soi.
LD : Quel message avez-vous voulu transmettre à travers votre film, et qu’est-ce que vous en avez tiré ?
En tant que documentariste, mon but n’est pas tant de donner des leçons, mais plutôt d’amener les gens à réfléchir.
JF : Le point focal, l’objectif du film, c’était d’amener le spectateur à réfléchir au phénomène de la guerre. En tant que documentariste, mon but n’est pas tant de donner des leçons, mais plutôt d’amener les gens à réfléchir. À partir du moment où quelqu’un me dit : « C’était dérangeant, j’y ai pensé pendant trois-quatre jours », je me dis : « Parfait, mon travail est fait. » Essentiellement c’est ça, c’est « qu’est-ce que j’ai appris ? » Toute expérience en tant que cinéaste est formatrice, ça nous amène un autre regard sur le monde, sur la guerre. C’est clair qu’on a tous une préconception de ce qu’est la guerre, de ce que ça implique. La vivre d’un peu plus près, ça change notre perspective, on est peut-être un peu plus réservé par rapport à tout ça. Je vois la chose comme un étrange phénomène, une sorte de mal nécessaire, qui est difficile à arrêter.