On l’a tellement décrit, tellement écouté, encensé, cité. On a tellement fredonné la mélodie de la Suite pour orchestre de jazz, la valse préférée des musicien·ne·s jalonnant les rues parisiennes, sans savoir à qui l’on en devait crédit. Prôné comme symbole de grandeur culturelle de l’URSS de son vivant, Dmitri Chostakovitch est encore aujourd’hui l’un des compositeurs du 20e siècle les plus joués, aux côtés de Stravinsky et Ravel. Autant de lauriers qui laissent présumer une vie d’honneur et d’opulence.
La vie de Chostakovitch est pourtant celle d’une lutte. Une lutte pour sauver sa dignité, résistant les hommages d’un régime qu’il considère inhumain. Une lutte pour préserver l’intégrité de sa musique des coups de marteau soviétiques. Une lutte, enfin, pour échapper à la menace constante de la censure, et aux critiques d’un camarade chatouilleux, dont le simple haussement de sourcil pourrait l’envoyer en prison. Son œuvre est un dangereux jeu de rôles, dissimilant sa révolte et sa haine entre les lignes mélodiques des hymnes à la gloire de Staline. Dans Le fracas du temps, le romancier et historien Julian Barnes dresse le portrait d’un compositeur angoissé, écrasé par la couronne que lui impose le totalitarisme soviétique.
L’espoir
Enfant prodige, introverti, Dmitri est né en 1906, parmi l’intelligentsia libérale de Saint-Pétersbourg. Si sa carrière commence à 16 ans dans le fond d’un cinéma, où il est contraint de travailler pour nourrir sa famille ruinée, son talent lui vaut une ascension fulgurante. À 20 ans, le retentissement de sa Première Symphonie fait de lui l’espoir de la musique soviétique. À cette époque, Chostakovitch est animé de rêves de grandeur, d’Art Nouveau, aux côtés de Prokofiev et Stravinsky. Son adolescence est encore bercée des promesses de Lénine qui, en 1917, prônait un art libre et moderne, affranchi de ses formes classiques, à l’image d’une société en plein essor. Le Révolution suscitait toujours l’engouement des masses populaires, ainsi que des intellectuel·le·s et des artistes, animé·e·s par l’utopie d’un Homme nouveau.
Mais progressivement, aux rêves de liberté et de grandeur succèdent la réalité de la terreur du gouvernement soviétique. Ignorant les famines, les morts, les déportations, l’épuration politique, le Kremlin glisse dans une philosophie du déni. « Ce sera mieux demain » : tels sont les mots qui résument le discours uniformisé du Parti, et marquent les limites du pessimisme qu’il est permis d’exprimer. La créativité devient petit à petit encadrée par la police soviétique, guidée par la doctrine du Parti, qui redéfinit la place de l’art dans la société : il doit contribuer à édifier les masses et rendre la société meilleure. Les artistes n’ont à ce moment-là que deux options : émigrer, ou s’engager en faveur des idéaux du pouvoir. Sentant le vent tourner, Prokofiev, Stravinsky et Glazounov sont partis à New York. Chostakovitch, lui, choisit de rester sur ses terres natales. « Mais où irais-je donc ? » Il n’entrevoit pas encore le mur qui se dresse devant lui.
L’accession de Staline au pouvoir en 1926 fait chavirer l’avenir musical du pays, et le sien. En l’espace de quelques années, l’art se réduit à un unique rôle : se conformer aux principes du caractère populaire, de la mélodicité et de l’esprit idéologique, à l’image de la « Danse du sabre » d’Aram Khatchatourian, chant de guerre conquérant closant le ballet Gayaneh. L’art bourgeois est décrié, puni, le « formalisme » – toute technique et ornementation musicale faisant prédominer la forme sur le fond idéologique – est déclaré l’ennemi du peuple. L’ordre du jour est au patriotisme, à l’héroïsme, au stakhanovisme et à l’idéalisation du présent et du futur. Les artistes qui dérogent à la règle sont réduit·e·s au silence et à l’anonymat.
La sellette
Malgré sa célébrité, Chostakovitch n’échappe pas aux coups de fouet de la répression. En 1936, année des Grandes Purges staliniennes, il présente au public moscovite Lady Macbeth du district de Mtsensk, un opéra consacré à la condition de la femme russe au 19e siècle, victime de la tyrannie patriarcale. Son succès éveillant la curiosité du Kremlin, Staline et son entourage assistent à la pièce. Le lendemain, l’unique revue de presse du pays La Pravda intitule sa critique « Du fatras en guise de musique ». L’article anonyme s’en prend au style musical de l’opéra, dénonçant ses « grincements » et son « formalisme petit-bourgeois », capables de menacer l’idéal de réalisme socialiste. Les critiques retournent leur veste : dès lors « imposteur » et « ennemi du peuple », Chostakovitch glisse de sa place de favori pour atterrir dans la Grande Maison, dont la plupart des interrogé·e·s ne ressortent pas. La pièce est interdite, sa carrière vacille ; son futur, désormais taché, est une réparation constante de cette erreur de jeunesse. Ses angoisses deviennent chroniques, car le prochain dérapage ne lui sera pas pardonné. Mais sa passion n’a pas perdu de sa flamme : terrorisé, il déclare pourtant à son ami Kabalevski : « Et s’ils me coupent les deux mains, je tiendrai ma plume entre les dents et je continuerai à écrire ».
La résistance
S’il a toujours ses deux mains, elles sont désormais menottées. Chostakovitch sait ce qu’il lui reste à faire. Faut-il chanter la gloire du camarade Staline ? Reprendre en cœur l’hymne triomphant du bolchévisme ? Hurler l’optimisme absurde d’un peuple affamé ? Soit. Dmitri y met désormais toute l’insistance, toute la passion et tous les artifices que l’orchestre du Bolchoï lui met à disposition. Chaque louange sera désormais un nouveau mensonge, un pied de nez au Kremlin, car lui et les gens qui l’entourent savent ce qu’il en est véritablement : Chostakovitch n’en croit pas une note. C’est l’ironie qui le sauve : par sa musique, il peut dénoncer un système qu’il abhorre en feignant de s’y plier.
Sa Septième Symphonie en est l’exemple le plus marquant. Célébrant la résistance des habitant·e·s de Léningrad (Saint-Pétersbourg), contre l’invasion hitlérienne de 1941, elle devient le symbole culturel de la grandeur militaire russe, de la victoire du socialisme sur le capitalisme. L’acte final est une marche de guerre, conquérante, dont la tonalité majeure accompagne un triomphe sans équivoque. Pourtant, c’est bien l’inverse que le compositeur veut exprimer. L’insistance des tambours, assourdissants, est un cri d’alarme et de désespoir devant l’agonie de sa ville natale, assiégée pendant près de trois ans par les troupes allemandes. Le son de la victoire n’est que le rire, amer, d’un compositeur qui lui seul connaît la véritable signification du « réalisme socialiste » stalinien. Terminer son opéra en tonalité majeure, ce n’est que le compromis entre sa créativité et la menace de la censure. Aurait-il terminé en mineur, tonalité tragique et défaitiste, l’interprétation en aurait été autre : un tel manque d’optimisme lui aurait probablement valu la prison. « En prison pour une note »… Dmitri sourit tristement, et reprend son crayon d’une main tremblante.
L’échec
Les années passent, et ont toutefois raison de la ténacité du compositeur. Passée la cinquantaine, ses ami·e·s, sa femme, tou·te·s celles et ceux qui connaissaient sa haine du régime soviétique, sont mort·e·s avant lui. Dans la solitude, ses convictions et ses espoirs de rédemption s’effacent. Il ne voit plus dans l’ironie que la lâcheté d’un homme effrayé par la mort. La substance de sa révolte s’est noyée dans les articles prosoviétiques qu’il a signés sans même regarder, dans son badge d’adhérence forcée au Parti, dans l’humiliation de la « lettre publique infecte contre Soljenitsyne » qu’on lui a fait écrire, « alors qu’il adorait ses livres ». Les tourments de Chostakovitch sont dignes d’une tragédie existentialiste : s’il est le seul à connaître le sens fondamental de sa musique, que signifie-t-elle réellement ? Qu’aura-t-il apporté au répertoire russe à part une énième louange à la gloire du camarade Staline ? Le poids de ses convictions paraît bien léger devant les accablantes preuves de son acquiescement au régime soviétique. Humilié, trahi, écrasé par la honte, la vie du compositeur est la tragédie d’un homme qui « ne peut plus vivre avec lui-même », parce que « sous la pression du Pouvoir, le moi se craque et se fend ».
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