Étienne de la Boétie, meilleur ami du célèbre Michel de Montaigne, était un écrivain et fonctionnaire français du 16e siècle. Grandement influencé par les philosophes romains, en particulier Cicéron, nous lui devons le très humaniste Discours sur la servitude volontaire. Probablement écrit alors qu’il était âgé entre 16 et 18 ans, le Discours est un manuel contre la tyrannie, des prolégomènes à une grande pensée politique, une ode à la liberté des peuples.
La gouvernance
Si, pour La Boétie, il était évident que les uns soient gouvernés par d’autres – alors même qu’il est, selon lui, profondément humain d’aimer sa liberté et qu’un individu ne l’abandonnerait jamais au nom de quelques arrangements -, l’écrivain concevait une relation entre les gouvernants et les gouvernés qui soit construite autour de la « fraternelle affection ». Pour autant, qu’un peuple abandonne sa liberté à un tyran, il ne pouvait se l’imaginer. Néanmoins, La Boétie observe bien, partout en Europe à l’époque et à travers son histoire, que les peuples, aussi nombreux soient-ils, ont presque toujours abandonné leur liberté au pouvoir d’un seul. Pourquoi ? La Boétie croit trouver une réponse satisfaisante à cette question dans les manières propres au tyran.
Le tyran, à défaut d’être dans l’exercice de son devoir face à son peuple, s’arroge tous les droits et ampute l’« interdépendance » qui anime la « fraternelle affection » entre gouvernants et gouvernés. La Boétie concevait bien que les tyrans puissent monter en puissance de plusieurs manières : « […] les uns ont le royaume par élection du peuple, les autres par la force des armes, les autres par succession de leur race. » Mais la façon de régner est presque toujours la même : le tyran instaure la « servitude volontaire ».
La servitude volontaire
Il use pour cela de deux moyens que La Boétie tirait directement du Prince de Machiavel, opus très couru en France à l’époque. Dans un premier temps, le tyran s’assure d’affaiblir la volonté en abrutissant le peuple ; « il établit des bordeaux, des tavernes et jeux publics ». Il nourrit l’ignorance quant à la liberté et répand le divertissement. Ces « plis de la raison » deviennent des habitudes desquelles il se nourrit également. De là vient la servitude sous le tyran. Du « pain et des jeux » comme disaient les Romains.
Ensuite, une part importante de l’expression du pouvoir tyrannique, « le secret de la domination [et] le soutien et fondement de la tyrannie », ce sont les quatre ou cinq qui tiennent la Cité en servage. Sous ceux-là, cent profitent de leurs grâces et ces mêmes cents ont chacun cent autres sous eux. Ils s’échangent services, grâces, fonctions et prestiges. La Boétie exemplifie d’ailleurs historiquement la chose en pointant le Sénat romain qui, sous Jules César, assura l’érection de nouveaux postes à un rythme effréné, créant ainsi une multitude de nouveaux soutiens à la tyrannie. C’est là l’œuvre des « tyranneaux ». Ainsi donc, nous pourrions dire avec La Boétie que « le tyran asservit les sujets les uns par le moyen des autres ». Que ce soit les tyranneaux ou tous les autres, tous donnent leur liberté au tyran et acceptent de se rendre serfs, comme le montre l’exemple historique de la ville de Syracuse. Cette contamination organique forme une perversion politique qui agit telle une nécrose. Tous se complaisent dans ce que le philosophe Alain Deneault a nommé la « médiocratie ». En clair, de l’expression tyrannique du pouvoir nous retenons ceci : dans la mesure où nous créons le pouvoir qui alimente la tyrannie, nous ne pouvons espérer être libres. Les divertissements qui servent à nous faire oublier le doux goût de la liberté et les institutions auxquelles nous concourrons de notre débilité afin de gagner certaines grâces, tout cela procède de notre « servitude volontaire ».
Le pouvoir de l’habitude
L’on peut rapidement remarquer le paradoxe qui ressort du Discours de la servitude volontaire ; alors que la Boétie affirme fermement que la liberté est chose naturelle pour l’Homme, et qu’avec la naissance de celui-ci naît « la passion de la défendre », le texte s’étend longuement sur les façons dont nous sommes asservis, et cela, par notre propre faute. Quels idiots sommes-nous ! C’est bien ce qu’il semble nous dire. Les animaux nous surpassent déjà de beaucoup lorsqu’il est question de défendre leur liberté, choisissant de se débattre jusqu’à la mort plutôt que de se retrouver enfermé. L’éléphant, à la perte de tout espoir, préfère encore fracasser ses défenses et ses dents contre un tronc, tant « son désir de demeurer libre lui donne de l’esprit et l’avise de marchander avec les chasseurs ». Face à la réaction animale, comment expliquer notre lassitude face à la tyrannie, voire l’abandon silencieux de toute liberté ? La Boétie nous répond ainsi : c’est l’habitude.
Bien sûr, si l’on prenait des hommes « tous neufs », et leur donnions le choix entre être libre ou asservi, il y aurait peu de doute sur ce qu’ils répondraient. Mais qu’en est-il advient des hommes nés opprimés ? Comment pouvons-nous constater que nous ne sommes pas libres ? Ceux qui vivent depuis toujours au sein du régime d’un tyran ne peuvent qu’accepter ce qu’on leur donne, et se contentent des choses dont ils peuvent jouir. La Boétie écrivait : « on ne regrette jamais ce qu’on a jamais eu ». Malgré notre nature libre, la pression de l’environnement qui nous entoure est plus forte. Il y en a bien quelques-uns qui se rendent compte de leur état, en sont dégoûtés et qui, « comme Ulysse cherchait par terre et par mer à revoir la fumée de sa maison », désirent plus que tout la dure lutte les menant à retrouver la liberté perdue. Ces gens réussissent à s’instruire sur l’état de ceux qui les précédaient, se rendant ainsi compte des droits dont ils sont privés. Seulement, ces individus particulièrement lucides sont si rares et isolés les uns des autres qu’ils ne parviennent que rarement, explique la Boétie, à se regrouper pour incarner le courage d’un changement. Le tyran gagne ; il décourage les clairvoyants, leur retirant toute possibilité de répandre leurs aspirations. Le tyran s’assure qu’il n’existe aucun Brute le jeune et Casse – de grands amoureux de la liberté qui se sont sacrifiés en son nom – sous son joug puisque d’eux, il craint leur goût de la liberté si grand qu’il leur sait un courage corollaire.
La libération
Il est impossible de ne pas relier le Discours de la servitude volontaire à notre propre condition, tant ses thématiques sont « suprahistoriques ». Par le biais de son texte, plus de quatre siècles après son écriture, la Boétie continue à nous pointer du doigt, nous désignant comme auteurs de notre propre soumission. Disons même, alors que nous nous croyons libres, pensons-nous cela puisque n’ayant jamais réellement goûté à ce qu’elle est vraiment..? Plusieurs indices pointent l’état des sociétés occidentales ; elles seraient les grandes entreprises rappelant que trop effroyablement Brave New World, le roman d’Aldous Huxley, dont la lecture nous enseigne que 1984 de George Orwell n’est peut-être pas aussi juste dans la description de notre société, en cela que sa tyrannie est bien plus perverse.
Il ne faut tout de même pas se décourager, au contraire. La Boétie tient à nous rappeler que dans le combat opposant une armée qui défendrait la liberté et une autre qui désirerait la lui prendre, la première gagnera toujours, puisque ses membres « ont devant les yeux le bonheur de leur vie passée et l’attente d’un bien-être égal pour l’avenir ». Quiconque tente de lutter pour ses droits, munie d’une intention sincère et œuvrant pour le bien, connaîtra un succès presque assuré, sinon le sacrifice nécessaire à toute liberté. La Boétie nous le dit : il faut savoir mourir pour la liberté. Nous pouvons ainsi percevoir dans le Discours un solide appel à l’action, qui vaut pour toutes les époques. Il faut tenter de se regrouper avec ceux chez qui brûle la passion de la liberté, voilà le régime des passions auquel appelle le Discours de la servitude volontaire.
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