Dans une nouvelle autobiographique, l’écrivain contemporain chinois Lu Xun trace le portrait de la propriétaire de l’atelier de tofu de son village natal : une femme de grande taille, fière et prétentieuse, soucieuse de son apparence au point de maquiller quotidiennement son visage et ses mains d’une couche épaisse de poudre. La blancheur artificielle de sa peau lui donnait une allure évoquant celle des produits de soja. Les villageois finirent par la surnommer « tofu Xi Shi », d’après l’une des quatre Belles légendaires. Le préfixe tofu, ou « pâte de soja », était certes sarcastique, mais l’image était évoquée avec tendresse.
Montréal aussi a sa Tofu Xi Chi, à la tête de la manufacture Les Aliments Horium. Établie au cœur du quartier Saint-Henri depuis 1982, Horium est aujourd’hui le principal fournisseur de la chaîne Commensal et des autres épiceries-santé. Spécialisée dans les dérivés du soja, la maison produit une variété de pâtes dures et molles et deux sortes de lait de soja. Cette entreprise, la première au Canada, a été fondée par un couple taiwanais connu de quasiment tous les immigrants chinois à Montréal. Monsieur Ho, surnommé « Grand Roi du tofu », a déjà pris sa retraite. Madame Ho, surnommée « Tofu Xi Shi », a relayé son mari et s’occupe des affaires à temps plein avec son fils.
Théoriquement, vous pouvez aussi appeler monsieur Ho « Docteur Ho », car il détient un doctorat en biochimie et a travaillé dans le domaine de la recherche médicale pendant plusieurs années. Monsieur Ho a subi une lourde perte alors qu’il avoisinait la cinquantaine : son enfant a été atteint de leucopénie. Après cela, monsieur Ho a quitté le monde des laboratoires. Il se consacre désormais à la santé publique en s’impliquant de façon concrète et immédiate. Son objectif est de contribuer au bien-être commun par la promotion d’un aliment sain et nutritif. Il a choisi de reprendre la tradition, vieille de deux mille ans, de la pâte de soja.
Loin d’être purement économique, sa motivation partait d’une réflexion sur la relation entre la qualité de vie et l’alimentation, soutenue par une conviction teintée de fierté culturelle. À cette époque, le terme « tofu » n’était pas encore intégré au répertoire occidental. La pâte de soja et le jus de soja, deux composantes essentielles de la nourriture chinoise, n’avaient pas alors fait leur place dans les rayons des épiceries à l’ouest. Parallèlement, en Chine, le lait et le fromage étaient loin d’être populaires.
Implanter un nouvel aliment sur un marché étranger n’allait pas sans risque. Pourtant, la famille Ho croyait fermement que la qualité des aliments à base de soja devait être connue et appréciée. Le projet a été lancé. Le travail a été difficile, mais il a porté fruit.
La pâte de base de Horium est transformée par des ajouts chimiques et emballée sur des chaînes de production d’ici. Ces « tofu occidentalisés » sont ensuite écoulés sur le marché à prix élevé. Les points de vues divergent : il s’agit pour certains d’une fusion intéressante, pour d’autres d’un sacrilège honteux. Heureusement, des produits frais un peu plus simples sont toujours disponibles dans les épiceries chinoises. Les immigrants peuvent se régaler du goût nostalgique et familier de ce tofu. Certains vous diront même que le goût du tofu montréalais est meilleur que celui du tofu produit en Chine. Le contrôle de qualité de Horium défie les préjugés que peuvent susciter certains aliments chinois. « Nous n’utilisons que des graines biologiques », affirme Madame Ho, expliquant que la production à petite échelle est à la fois économique et écologique. Le seul déchet industriel, les résidus de soja, est, nous dit-elle, distribué gratuitement aux clients comme engrais pour leurs jardins.
Le tofu est exotique sans être un produit de luxe. C’est un aliment de base indispensable dans la vie culinaire des Chinois. Le roi et la reine du tofu à Montréal ont choisi de partager ce produit essentiel pour eux avec tout le monde. La famille ne dispose pas d’une richesse débordante et ne jouit pas d’une position sociale particulièrement élevée, deux aspirations qui prévalent chez les jeunes Chinois de Montréal. « L’argent n’est pas notre but », souligne Madame Ho. « Notre vie est simple, laborieuse et remplie ». C’est un équilibre similaire à celui d’une graine de soja, renfermant tout ce qui est nécessaire dans sa petitesse et sa rondeur.
La reine du soja est déjà grand-mère mais elle travaille toujours. « Je suis vieille, maintenant. XiShi, c’est du passé », dit avec une pointe de regret cette femme encore belle, de cette beauté mûre, sereine, profonde et naturelle qu’avaient les femmes asiatiques d’antan. Le roi étant dans un état de santé précaire, elle a tout pris sur ses épaules. « On a notre façon de faire les choses. Ici, nous ne faisons pas des rouleaux de printemps. La compétition nous met de la pression, mais notre méthode fonctionne. » Comme toutes les femmes, madame Ho cherche à réduire les outrages du temps. Invitée à donner un conseil aux lecteurs du Délit, la dame répond : « Il faut manger et boire du soja tous les jours, vivre de façon saine tous les jours et, surtout, vivre pleinement votre jeunesse. »