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Prescrire l’empathie

Mon expérience à l’hôpital m’ouvre les yeux sur les personnes qui occupent ses couloirs.

Béatrice Malleret | Le Délit

J’ai eu une thrombose cérébrale (une forme rare d’AVC), en août 2018, dix jours après mon vingtième anniversaire. Si au cours de cet accident, et même aujourd’hui, cela ne me semblait, ne me semble, pas si grave, ces mots font peur. Il peut être effrayant de se dire que l’on a eu ce genre d’accident à cet âge-là. Pourtant, les seules choses qui me restent de cet épisode sont un traitement anticoagulant et des contrôles réguliers à l’hôpital. C’est d’ailleurs maintenant presque devenu un fun fact que je peux m’amuser à placer dans une conversation. Je n’en garde aucune séquelle, mais des souvenirs.

Dans le contexte d’un séjour à l’hôpital, et d’un alitement forcé, plusieurs situations pouvant sembler complètement banales, comme se nourrir ou encore s’habiller, deviennent délicates. Ces dernières peuvent facilement devenir humiliantes, frustrantes. J’ai été hospitalisé dans le service des soins intermédiaires, soit avec une surveillance importante, des contrôles réguliers, du service de neurologie aux Hôpitaux Universitaires de Genève. J’avais l’interdiction complète de me redresser pendant plusieurs jours. Un acte aussi simple que de changer les draps devient humiliant lorsqu’il est impossible de quitter son lit. Rouler d’un côté à l’autre, pour permettre à l’aide-soignante de remplacer les draps peut rapidement donner le sentiment d’être un objet encombrant. Après cette hospitalisation, j’ai dû poursuivre mon traitement à Montréal. Ainsi, plus que de dresser une comparaison entre différents systèmes de santé, je souhaiterais au travers du récit de ces expériences pointer l’importance de la dimension humaine des hôpitaux, souvent mise de côté.

Ouvre les yeux

C’est en commençant à réfléchir de cette manière que je me suis rendu compte qu’il était tellement facile de se centrer sur soi-même lors d’un séjour à l’hôpital. Après tout, quelque chose de grave m’était arrivé, j’avais le droit de me morfondre. C’est ce que tout le monde autour de moi semblait se dire. Pourtant, une fois les choses désagréables acceptées, il était impossible de ne pas voir ce qu’il se passait autour de soi, de ne pas voir les autres, patient·e·s ou membres du personnel hospitalier. Après tout, on a le temps. Certaines souffrances sont plus diffuses, moins physiques, moins évidentes. Ces dernières m’ont beaucoup marqué.

il était impossible de ne pas voir ce qu’il se passait autour de soi, de ne pas voir les autres, patient·e·s ou membres du personnel hospitalier

Le premier exemple qui me vient à l’esprit est celui de ma première voisine de chambre. À force d’écouter les conversations entre les infirmier·ère·s ou celles au cours des visites familiales, j’ai pu me faire une idée de sa personne. Elle avait 93 ans, vivait seule et avait eu un accident vasculaire cérébral, lui ayant fait perdre connaissance et chuter lourdement. Son fils l’a retrouvée plus tard sur le sol de sa cuisine. Elle avait dû être opérée puis immobilisée, afin de permettre à ses hématomes de guérir plus rapidement. Je n’ai jamais vu son visage, un rideau nous séparait. J’ai entendu sa voix. Elle était aimable, drôle par moments, mais ne semblait pas toujours comprendre pourquoi elle était là. Parfois, lors des contrôles infirmiers, qui intervenaient toutes les trois heures environ, elle se réveillait en criant. Chaque contrôle nocturne devenait une épreuve : elle pensait se trouver dans son lit, chez elle, les infirmier·ère·s lui apparaissaient donc comme des cambrioleur·euse·s. Elle criait, appelait son mari, son fils, sa fille. Elle a même mordu l’une des infirmières. Le lendemain, elle se réveillait et réalisait où elle était. Honteuse, elle s’excusait à répétition, pleurait, demandait aux infirmier·ère·s de transmettre des messages d’excuse à leurs collègues, racontait sa honte à ses enfants venus la voir.

Après quelques jours j’ai été transféré dans une nouvelle chambre, avec moins de surveillance, moins de contrôles. Là, j’ai rencontré mon nouveau voisin. Il était là depuis bien plus longtemps que moi, environ trois mois. Au moment de mon arrivée dans la chambre, il était « en permission ». Je pensais au début qu’il ne parlerait pas, il semblait même être mécontent d’avoir un nouveau voisin de chambre. Le lendemain, il m’a demandé si je m’ennuyais. Il me proposait alors de faire des mots croisés en sa compagnie. Il me parlait ensuite de sa fille, étudiant aussi à Montréal, et me montrait fièrement son t‑shirt arborant les couleurs du Québec. Il me disait que j’avais de la chance, que je partirais, que je retournerais bientôt, « où ça déjà ? ah oui », à Montréal, que lui en avait pour encore plusieurs mois ici. Parfois, il se levait, faisait quelques pas, me regardait, et retournait dans son lit. Parfois, il commentait mes lectures. Parfois, seulement un regard. Parfois, rien du tout. Il avait souvent l’air perdu. Ce n’était pas lui qui avait l’air le plus triste, mais plutôt sa femme, qui passait de longues heures à l’écouter, le regarder, lui tenir la main. Elle répétait que ce n’était pas le premier accident qu’il avait eu, que le traitement était long.
Une autre partie de cette expérience qu’il est impossible de ne pas mentionner est le personnel hospitalier. Quand on pense à un hôpital, la première image qui nous vient à l’esprit est un groupe de chirurgien·ne·s entourant un·e patient·e, suggérant des solutions. J’ai pu connaître cela : les médecins faisaient irruption dans ma chambre accompagnés d’un groupe impressionnant d’internes en neurologie qui échangeaient en termes médicaux, pour ensuite soudainement se rappeler que j’étais là. Ils m’adressaient alors quelques banalités ou me donnaient des explications un peu floues quant à mon état. Souvent, après la sortie de ce groupe, entrait une aide-soignante qui me demandait comment cet examen s’était passé. Elle venait vérifier que tout allait bien, changer les draps, ou apporter un repas, mais restait souvent un moment, discutait. Sa présence était beaucoup plus rassurante que celle du groupe de médecins. Elle disait d’ailleurs que les médecins étaient gentil·le·s, mais qu’il·elle·s n’étaient pas toujours très doué.e.s pour trouver les mots justes. Les personnes que je retiens comme celles qui apaisent, rassurent et qui apportent du réconfort sont sans hésitation les infirmier·ère·s et aides-soignant·e·s. Je retiens une bienveillance forçant l’admiration. Ces personnes, souvent invisibilisées, et dont le rôle est sous-estimé dans la perception collective, méritent selon moi un respect sans borne.

 

Béatrice Malleret | Le Délit

Attente mécanique

À mon retour à Montréal, j’ai dû continuer mon suivi, les anticoagulants n’étant pas un traitement assez stable pour pouvoir être prescrits sans contrôle régulier. Mes impressions de l’hôpital n’étaient pas vraiment différentes ici. Un autre sentiment prépondérant lorsque l’on se trouve dans un hôpital est l’attente. C’est d’ailleurs quelque chose qui me paraît presque indissociable de l’hôpital. J’entre dans la salle des prélèvements sanguins, on me tend un numéro, le numéro 424 est appelé, dans ma main se trouve le numéro 502. Le·a bénévole me glisse qu’il y a environ deux heures d’attente. En fait, c’était plutôt trois heures. Je manque un premier cours, puis un deuxième. Mais je n’ai pas le choix, je ne peux pas louper le coche. Enfin mon numéro est appelé, je m’assieds à côté de l’infirmière qui me demande mon nom, mon prénom et ma date de naissance. Je me trompe presque en répondant, mon cerveau encore engourdi par l’attente. La prise de sang dure à peine cinq minutes. J’ai presque du mal à croire l’infirmière lorsqu’elle me dit que c’est fini. Le lendemain, je me rends à la clinique de médecine interne, pour un rendez-vous avec le médecin afin qu’il me donne les résultats de mes analyses de sang, ainsi que la marche à suivre suite au contrôle. À l’instar de la veille, l’attente est longue, pour un rendez-vous qui dure tout juste dix minutes. Le médecin s’excuse, il paraît débordé. En sortant de la salle de consultation, j’aperçois le tableau de sa liste, interminable, de clients et comprends qu’il est, en effet, débordé. Cette attente s’inscrit dans le contexte d’un contrôle avec rendez-vous. Dans le cas d’une visite aux urgences, le temps d’attente moyen est d’autant plus important. En effet, il s’est élevé à 7,3 heures pour l’année 2017–2018.

Ces expériences construisent une impression d’un hôpital constitué de rouages tournant lentement, mais efficacement. Pourtant, au milieu de cette organisation quelque peu désincarnée, il reste des contacts humains, comme avec un·e voisin·e de salle d’attente, ou encore avec des infirmier·ère·s et docteur·e·s.

Si les rouages sont si bien huilés, alors pourquoi tant d’attente, de stress ? Se pose alors la question du manque d’effectif dans les services hospitaliers. Si au cours de l’année 2018 le gouvernement québécois a mené des politiques promettant l’augmentation des effectifs dans les secteurs de l’éducation et de la santé, le manque de personnel dans les hôpitaux se fait toujours sentir. Selon le Rapport statistique sur l’effectif infirmier, le nombre d’infirmier·ère·s inscrit.e.s à L’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec (OIIQ) a d’ailleurs légèrement diminué au cours des années 2017–2018. Les salles d’attentes, surtout des services d’urgences publics, restent remplies, avec d’ailleurs des taux d’occupation record en janvier 2019. Les conditions de travail, de par la nature des métiers du secteur médical, peuvent être éprouvantes, mais sont exacerbées par ce manque d’effectif.

Si ces métiers sont souvent considérés comme des métiers de vocation, ils n’en restent pas moins difficiles, tant sur le plan émotionnel que physique, avec des horaires très contraignants. Le mécontentement des professionnels de la santé quant à leurs conditions de travail n’est évidemment pas un phénomène nouveau. Les grèves infirmières de 2015 au Québec, appelant à la réforme du système de santé et des conditions de travail, en sont la preuve.

Il reste donc d’une importance majeure de rendre le secteur de la santé plus attractif, avec notamment des conditions de travail moins éprouvantes. Une réorganisation permettant un retour à une échelle plus humaine, moins de patient·e·s par infirmier·ère et docteur·e rendrait l’hospitalisation et les services hospitaliers plus agréables tant pour le corps médical que pour les patient·e·s.

Cette expérience m’a permis d’une part de me rappeler le privilège que l’accès à la santé représente. D’autre part, j’ai pu relativiser – ce mot que l’on lance à tout-va, sans vraiment penser à ce qu’il signifie. Parce que oui, en effet, cela aurait pu être pire. Si l’idée de devoir suivre un traitement à vie m’a paru effrayante de prime abord, elle a cessé de l’être lorsqu’elle est devenue impérative. La possibilité d’un nouvel accident, flottant comme une sorte d’épée de Damoclès au-dessus de ma tête, m’effraie encore. À chaque mal de tête résonne discrètement une petite alarme. Pourtant, là encore, je m’estime chanceux, de pouvoir n’éprouver qu’une simple inquiétude.

Le fait que le système médical rende le processus de consultation et de traitement plus mécanique que personnel, […] est reproché au personnel médical, en première ligne face aux reproches

Jusqu’alors, l’idée que j’avais de l’hôpital était celle d’une grande institution dans laquelle on vient effectuer un contrôle (plus ou moins rapide), ou une simple visite. Il est facile d’oublier que derrière cette machine à soigner, il y a des gens, tant des patient·e·s que des infirmier·ère·s, aides-soignant·e·s, médecins, membres du personnel hospitalier.

Désincarner l’hôpital est quelque chose de relativement aisé à faire, que ce soit par sa manière de fonctionner et sa taille, mais aussi en raison du fait que l’on préfère imposer de la distance entre nous-mêmes et ce qu’il représente. Souvent source d’angoisses, synonyme de maladie, l’hôpital est quelque chose dont il est facile de vouloir se détacher. L’accès à la santé est un droit universel, il est normal de s’attendre à être soigné. Cependant, le fait que le système médical rende le processus de consultation et de traitement plus mécanique que personnel, tout dysfonctionnement est reproché au personnel médical, en première ligne face aux reproches. Réformer les systèmes hospitaliers afin de permettre plus de compassion me semble donc nécessaire.


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