Le Délit a rencontré Lelag Vosguian, étudiante chercheuse à l’Université de Montréal. Elle consacre ses recherches au rôle joué par la littérature dans les périodes post-conflits avec une attention portée sur le cas du génocide arménien.
Le Délit (LD) : Ton mémoire s’intitule « Le Témoignage en littérature d’un héritage traumatique ; le cas du génocide des Arméniens. » Peux-tu nous expliquer ce que signifie un héritage traumatique ?
Lelag Vosguian (LV) : Oui. Tout d’abord, un héritage correspond à ce que nos ancêtres nous ont légué. Dans ce cas-ci, on nous lègue un traumatisme. Le traumatisme, par définition, c’est l’innommable, l’inappréhendable, c’est l’éternel retour à un moment où l’on est dépourvu de moyens pour concevoir la réalité. En somme, il y a héritage traumatique lorsque tout ce qui est légué à sa descendance est cette incapacité à faire sens d’un événement qui est, en lui-même, un lieu historique imperceptible pour la victime. De surcroît, si cet événement ne peut être abordé, il demeure et continue d’opérer.
(LD) : Janine Altounian, importante théoricienne de l’héritage traumatique, affirme, notamment, que « le génocide (…) anéantit l’expérience de l’altérité. » Que peux-tu nous dire là-dessus ?
(LV) : Cet anéantissement de l’altérité, dans le cas d’un génocide, se conçoit par la méfiance d’autrui. Il peut s’agir du bourreau, d’un témoin ou tout autre individu ne faisant pas partie du groupe visé par l’acte génocidaire. Ce que veut dire Altounian, à mon sens, par l’anéantissement de cette expérience de l’altérité, c’est l’impossibilité pour un groupe de pouvoir de jouir de l’apport de l’Autre. Lorsqu’on veut exterminer un groupe, ce qu’on veut faire, c’est les évacuer de l’ordre humain. Cette possibilité de se reconnaître dans l’espèce humaine, dans la communauté humaine, dans l’Humanité, cette possibilité nous est enlevée. C’est l’isolement ; le projet génocidaire met en place une procédure pour extraire un groupe complet du monde humain. Dans ces circonstances, l’expérience de l’altérité est impossible, surtout si l’on pense au bourreau ou au « tiers neutre » qui, témoin de la violence génocidaire, n’a pas agi pour tenter d’y mettre fin. Comment est-ce que celui qui a vécu cette victimisation pourrait se reconnaître en un « épargné » ?
(LD) : En quoi un registre linguistique étranger peut-il aider à aborder l’héritage traumatique ?
(LV) : Altounian est l’une de ces chercheurs qui n’a pas du tout peur de parler du personnel. Elle fera souvent mention de ce manuscrit qu’elle a trouvé, celui du témoignage de son père et qu’elle finira par traduire en français. D’après Altounian, c’est vraiment en déplaçant cet héritage qu’il peut être subjectivé, qu’il peut être réfléchi, qu’il peut tangiblement se manifester. Elle dira notamment qu’un héritage traumatique ne se met à parler que lorsque déplacé politiquement, linguistiquement, culturellement et socialement. Pour elle, l’idée réside dans la capacité d’aborder ce qui s’est passé dans la langue des “non-exterminables”, ceux n’étant pas voués à l’extermination. Altounian, qui est née en France, porte alors ce statut du groupe des accueillants : elle est française, parle le français, évolue en français. En ce sens, elle fait encore partie du groupe des descendants des exterminés, mais aussi de celui du groupe des « non-exterminables ». C’est seulement en déplaçant cet héritage qu’on peut faire parler, de manière fertile, l’intangibilité du traumatisme.
(LD) : Quelles sont les difficultés inhérentes au fardeau de preuve pour celles et ceux cherchant à faire condamner un acte génocidaire ?
(LV) : (Soupir, ndlr). Il y en a beaucoup. Mais la principale difficulté réside dans le fait qu’il est impossible de prouver un génocide. Par sa définition, le génocide est l’effacement total d’un groupe, effacement de son origine jusqu’à, et incluant dans son devenir. C’est un effacement intégral ; l’effacement des traces de l’existence d’un peuple, mais aussi des traces de son effacement. Pour reprendre les mots de Hélène Piralian, il en consiste que les morts ne soient plus des morts, mais bien des « n’ayant jamais existés ». Il est donc normal d’éprouver des problèmes pratiques dans la démarche de trouver les preuves probantes de l’existence d’un génocide. Mais je pense que la bottom line est justement cette impossibilité de prouver le génocide, et que c’est à la victime de devoir prouver la possibilité de sa propre mise à mort. La victime qui, miraculeusement, a survécu doit ensuite justifier le pourquoi de sa présence et comment elle a réussi à survivre tandis que les autres, eux, sont morts. En quelque sorte, le fait que le témoignant témoigne nuit à sa propre crédibilité. Les efforts de délégitimation vont en ce sens ; si tu affirmes que l’on a voulu t’exterminer, la validité de ton argument devrait résider dans ta mort ; alors pourquoi es-tu encore là, si ce n’est que pour prouver ton tort et valider mon innocence ? Ainsi, chaque preuve servant la cause des victimes sera automatiquement lacunaire et partielle. Comme le dit Primo Levi, le témoin qui témoigne est un « pseudo-témoin ». Il est uniquement présent pour indiquer qu’il existe un autre témoigne auquel nous n’avons pas accès. Le témoin intégral est, par définition, muet.
(LD) : Quel rôle joue la littérature dans les périodes post conflits et quelles contributions celle-ci a‑t-elle amené au cas spécifique arménien ?
(LV) : Lorsque je fais référence à la littérature, je fais avant tout référence à la littérature fictive ; lorsque les sujets des romans renvoient à une histoire qui relève a priori de la fiction, mais qui se déroule dans un contexte bel et bien réel. Évidemment, les recueils et les livres relatant des témoignages s’incluent aussi dans le cadre littéraire post-conflit. Cependant, les livres de fiction, à mon sens, vont chercher à recréer les événements, ou une partie des événements, plutôt que de les décrire. La distinction est importante ; le fait de créer une histoire dans un contexte passé permet l’émergence d’un espace permettant l’appréhension du contexte, une réappropriation de celui-ci. Dans les périodes post-conflits, c’est souvent ce qui manque ; un espace de réappropriation. Ça laisse entrevoir une possibilité de comprendre un sujet que l’on sait hors de notre portée et ce, à jamais. Je crois qu’il est aussi important d’accepter cette impossibilité de comprendre. Cette acceptation permet de moduler notre incertitude. Le génocide arménien s’est déroulé il y a plus de 100 ans. Nous n’aurons jamais une idée claire de ce que c’est que d’être témoin d’un génocide, ou de vivre un génocide. Et justement ; le fait de comprendre que l’on ne peut savoir est en soi une preuve d’un mal qui a opéré. Je ne connais pas l’histoire de ma famille, parce qu’il y a eu une tentative délibérée de l’effacer. La littérature, à mon avis, est donc un moyen de faire naître un espace où les victimes et descendants de victimes peuvent conceptualiser, ce qui a priori, ne peut proprement se conceptualiser.
(LD) : Pourquoi, selon tes analyses, le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan refuse- t‑il encore à ce jour de reconnaître le génocide arménien ?
(LV) : Mon approche est littéraire et je ne fais pas souvent d’analyses politiques, mais on sait qu’il est très difficile de reconnaître un génocide, de reconnaître qu’une nation s’est bâtie sur ce qui est l’un des pires crimes en droit international. C’est non seulement la gravité du crime qui rend son aveu difficile, mais aussi le déni soutenu qui l’a suivi. Et donc les Turcs d’aujourd’hui ont hérité de ce rôle de bourreau, tout comme les Arméniens ont hérité d’un statut de victime et de survivant. Cependant, cette reconnaissance libèrerait la Turquie, en fait, de ce rôle qui lui est attribué et lui permettrait d’entamer une réflexion sur son passé criminel à l’instar de l’Allemagne. En effet, la hantise du génocide est un frein, aujourd’hui, à l’émancipation de la Turquie sur la scène internationale en tant qu’État démocratique. La reconnaissance permettrait enfin aux Arméniens, mais aussi aux Turcs, de sortir de ce temps génocidaire qui dure depuis plus de 100 ans, et qui attribue le statut de bourreau et de victime à l’une et l’autre des parties. La Turquie doit faire ce travail de reconnaissance, de réparation, de remémoration non seulement par respect pour les victimes du génocide ou pour leurs descendants, non seulement pour sauver sa propre descendance du rôle de génocidaire, mais aussi pour l’Histoire à venir. On n’oubliera pas les mots d’Hitler qui promettaient l’impunité à ses officiers : « Qui se souvient encore du massacre des Arméniens ? ». En mettant fin au déni, la reconnaissance permet de mettre fin au génocide arménien, oui, mais aussi de prévenir d’autres crimes génocidaires.