Me penchant sur la thématique de la semaine pour tenter d’en extraire la substantifique moelle, j’ai compris après bien des heures de réflexion que l’association bouffe et littérature ne va pas forcément de soi. La première image à émerger dans mon esprit a été celle des allées des librairies de grande surface, tapissées des visages souriants des chefs de l’heure plutôt que des moues boudeuses de quelconques poètes tourmentés. Que les livres de recettes aient expulsé à coups d’art de vivre et de cocooning branché les pauvres artisans de la plume en dehors de leur milieu naturel est évidemment fort regrettable. Ricardo n’a certes pas la gouaille de Rimbaud, malgré leur ressemblance de noms. Toutefois, ne peut-on trouver meilleur lien entre nourriture spirituelle et nourriture terrestre ?
Si la métaphore du bouillon de poulet spirituel qu’offre toute une série de livres pour âmes égarées est un premier rapprochement possible, celui-ci reste un peu stérile. Le bouillon de poulet est indubitablement réconfortant, mais encore ? Malgré l’aspect surréaliste très travaillé du texte, l’hymne à la beauté des fruits qu’est « Agadou » n’est pas non plus d’une profondeur infinie. Les poètes de tout acabit semblent en général peu inspirés par le spectacle d’une bonne lasagne ou d’une délicieuse brochette de poulet, sans doute trop occupés à dévorer ces plats pour composer une ode vantant leurs mérites – choix judicieux d’ailleurs. Peut-être les poètes, ces chenapans bohèmes, étaient-ils trop pauvres pour se rappeler l’existence de mets autres que le pain rassis, ou trop occupés à noyer leur mal de vivre dans les vapeurs d’opium.
Il existe bien quelques poètes de fantaisie, véritables Martha Stewart avant l’heure, qui ont jadis tenté de rendre plus attrayante la composition de recettes. Sous l’Ancien Régime, il était ainsi de bon ton de partager ses recettes culinaires sous forme de petits textes en vers, dont les rimes et les strophes pouvaient agrémenter les moments voués à la préparation des repas d’un surplus de raffinement intellectuel. Cette tradition s’est cependant perdue…
En général, l’absence de nourriture apparaît finalement plus inspirante que sa présence. Le chef‑d’œuvre de l’écrivain norvégien Knut Hamsum, La Faim, décrit en long et en large l’errance d’un intellectuel vivant dans une pauvreté extrême. À la recherche de quoi survivre, il est en est réduit à vendre ses boutons et à manger ses crayons pour assurer sa subsistance. Les Raisins de la colère, de John Steinbeck, avec ses descriptions de famine et de pauvreté à crever le cœur, ne représente pas non plus le paroxysme de la sensualité gustative. On ressort de la lecture en se sentant quelque peu coupable de ne pas être affamé, rappel nostalgique des temps où nos mères invoquaient les pauvres enfants africains pour nous convaincre de terminer notre assiette.
Heureusement, ce ne sont pas tous les auteurs qui ont peint les plaisirs de la table de teintes si sombres. Rabelais est sans doute l’écrivain qui a le mieux exprimé les délicats plaisirs du palais. Gargantua, né au milieu des tripes et des excréments, s’empiffre joyeusement et boit comme douze. S’il est difficile pour le commun des mortels de manger en salade six pèlerins, Gargantua reste néanmoins un exemple de plaisir non-coupable et d’épicurisme glouton complètement assumé. Au diable donc tous les discours sur l’obésité et l’obsession de la minceur. De toute façon, Gargantua n’aurait littéralement fait qu’une bouchée de Montignac et de ses disciples…