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L’Énéide laisse de marbre

L’interprétation contemporaine du texte tragique se concentre sur les boat-people.

Yanick Macdonald

Pour l’ouverture de sa saison, le Théâtre de Quat’Sous a choisi de présenter la pièce L’Énéide, écrite et mise en scène par Olivier Kemeid. Le texte a été joué pour la première fois en 2007 à l’Espace Libre. Suivant des éléments de l’épopée de Virgile, il est conjugué à une grille de lecture contemporaine, centrée ici sur la question des boat-people, les réfugié·e·s qui migrent par les eaux dans des conditions extrêmement insalubres. L’incipit donne le ton : une ville inconnue est attaquée et bombardée, obligeant les premier·ère·s protagonistes à fuir leur maison en flammes. La pièce commence dans des cris et des tirades scandant les faits, gestes et émotions de ceux·celles que l’on voit sur scène. Très vite, l’on comprend que le sujet sera amené avec les codes de la tragédie grecque. 

Lourde tragédie

En tant que spectateur, aller voir une pièce en sachant qu’elle traitera des boat-people force une certaine anticipation. Les nouvelles annonçant les morts brutales de réfugié·e·s dans les eaux de la Méditerranée, où des bateaux entiers sont bloqués aux frontières européennes, se font régulières. L’on pourrait s’attendre à se faire rappeler pendant plus d’une heure -— ou même pour les jours qui suivent — ces expériences d’une violence inouïe. Peut-être prendra-t-on un peu plus la mesure de leur gravité. Dans L’Énéide, c’est cette dernière qui est le coeur battant de la pièce. Cela pourrait apporter l’aspect tragique que l’on attend, mais on frôle constamment le sensationnalisme. Autant dans le texte que dans le jeu, la tragédie est poussée à l’extrême ;  les subtilités nécessaires à un tel sujet se perdent dans des répliques plus clichées les unes que les autres. Les efforts de style dans le texte paraissent déplacés tant elles vont loin dans leur grandiloquence. Ce malaise est tel que l’intention en amont de la création de la pièce devient gênante. Vouloir rendre compte de la crise des réfugié·e·s à travers une réécriture de l’Énéide semble être un exercice de style, un défi lancé pour allier contemporain et classique sur scène. La situation des boat-people est suffisamment dramatique sans que l’ajout des codes de tragédie grecque soit nécessaire. La pièce devient pratiquement du divertissement dramatique tant le traitement du sujet est lunaire. Regarder le présent à l’aune d’un passé lointain de milliers d’années ne permet pas au texte de résonner davantage, au contraire. Les mots se perdent dans la lourdeur d’une langue qui n’a pour équivalent que le jeu des acteur·rice·s, essayant tant bien que mal de se l’approprier. L’on suit les personnages à plusieurs moments, allant de la fuite aux traversées en bateau, jusqu’à la confrontation aux douanes ou bien lors d’interactions avec des trafiquants. La pièce est dense et se veut parfois chorale. L’on se perd dans les trajectoires des personnages, qui ne sont pas toutes racontées. Il n’y a, à vrai dire, qu’un seul personnage principal. C’est Énée, interprété par Sasha Samar, dont la trajectoire de sa tragédie — ou la tragédie de sa trajectoire — se dessine au fil de rebondissements et d’épisodes violents. S’il est le plus présent sur scène, il est impossible de s’attacher à lui, comme aux autres d’ailleurs, tant les traits de sa personnalité sont sous-développés. L’on ne le voit réagir qu’en situation de crise, ne lui permettant ainsi jamais de réellement dévoiler son caractère. Les réfugié·e·s ne sont dépeint·e·s dans L’Énéide que comme des réfugié·e·s, victimes de leur tragédie. Le fait que la pièce s’ouvre immédiatement sur des bombardements confirme l’intention de ne traiter que de la condition des boat-people, de ne pas montrer le avant, ce qui empêche une réelle humanisation de ceux·celles que l’on est censés voir représenté·e·s sur scène. La pièce se veut engagée mais elle semble rater le coche sur beaucoup d’aspects.

Universaliser les réfugié·e·s ?

Si L’Énéide a l’air de vouloir mettre des visages sur ceux et celles que l’on appelle boat-people, la  situation de la pièce — qui n’est placée ni dans le temps ni dans l’espace — accentue l’effet hors-sol que donnait le texte. Les efforts d’universalisation des histoires de boat-people semblent bien sûr être volontaires, et doivent faire partie de l’idée de Kemeid de dépeindre ces tragédies sous une même idée, plutôt qu’une crise localisée en un territoire et en une population. Comme le reste, on voit une intentionnalité, mais le tout est assez dérangeant. Universaliser ces récits dans une même tragédie, créer un récit uniforme en ce sens que la fuite par la mer est un point commun de ces personnes, efface les complexités que l’on ne saisit que trop peu lorsque l’on pense aux personnes réfugiées. Pourquoi se mêler à un tel sujet si l’on ne fait pas le travail de recherche qui rend justice à ces crises ? Pourquoi ne pas mettre en lumière l’inaction des États qui ferment leurs frontières, ou ne pas aller plus loin dans la démonstration des injustices ? Pourquoi inscrire ces récits dans une tragédie immuable, beaucoup trop ancrée dans l’imaginaire de la tragédie grecque pour que quoi que ce soit ne résonne à la hauteur de l’importance du sujet ? Le malaise atteint son apogée alors qu’à la fin de la pièce, des personnages se retrouvent dans une sorte d’au-delà où se rendent les âmes des réfugié·e·s. Commence alors une tirade énumérant toutes les populations ayant dû fuir par la mer ; l’auteur semble justifier ainsi son choix d’uniformiser les récits des boat-people. Les réfugié·e·s ne peuvent pas être un simple sujet d’observation et de divertissement d’un théâtre qui se dit engagé.

Si L’Énéide a l’air de vouloir mettre des visages sur ceux et celles que l’on appelle boat-people, la  situation de la pièce qui n’est placée ni dans le temps ni dans l’espace accentue l’effet hors-sol que donne le texte

Le court descriptif de la pièce donné par le théâtre rappelle l’importance de la crise des réfugié·e·s, qui étaient au nombre de 22 millions en 2018. Ne serait-il pas temps alors que l’on parle réellement de ces sujets, plutôt que de mettre en scène une pièce tire-larmes qui ne touche pas le sujet en son sein et survole les questions politiques et climatiques pour lesquelles l’on devrait se sentir concerné·e·s ? Choisir de rejouer cette pièce maintenant, preuve d’un exercice littéraire peut-être intéressant, ne la rend pas plus pertinente dans ce contexte. L’Énéide est non seulement déplacée, mais se complait dans un pseudo-engagement ancré dans l’imaginaire grec antique alors que le sujet mériterait une approche plus réaliste et éminemment plus politique. 

L’Énéide est en représentation au Théâtre de Quat’Sous jusqu’au 1er octobre.


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