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Nous qui travaillerons

Le réalisateur Antoine Russbach signe Ceux qui travaillent, son premier long-métrage.

Antoine Russbach

Première scène : Olivier Gourmet sous une douche froide, glaciale. À l’image d’un film captivant, sans illusions, qui n’épargne rien ni personne.

Issu d’une famille d’agriculteur·rice·s, Frank s’est construit grâce au travail. Un à un, il a gravi les échelons. Père de famille, il est cadre supérieur dans une entreprise de fret maritime. Pour ce travail, il donne tout, quitte à être un père distant et un époux peu expressif. En guise de (maigre) dédommagement, il leur offre la sécurité matérielle. Un jour, croyant tirer une épine du pied de son entreprise, il prend seul une décision à la fois illégale et immorale. C’est le pas de trop : il est licencié. Sans emploi, son monde s’effondre, son horizon disparaît. Ne peut-il s’épanouir qu’au travail ?

Un monde du travail bien sombre

Le premier long-métrage d’Antoine Russbach offre un portrait sans pitié du monde du travail. Un système qui vous conduit à accomplir le pire avant de vous broyer à votre tour. Qui vous donne l’illusion du pouvoir avant de vous rappeler que vous n’êtes qu’un rouage jetable dans un engrenage inarrêtable. Une machine infernale dont vous êtes le carburant puis le combustible. C’est là tout l’intérêt du film : le personnage principal n’est pas simplement une victime innocente, mais un être cynique qui s’est lui-même abreuvé du système. Ainsi, le·a spectateur·rice oscille. Entre la course généralisée des entreprises au profit et un cadre peu altruiste, qui est coupable ? La pression, l’exigence de rentabilité peuvent-ils excuser, ou du moins expliquer, l’acte criminel dont Frank, interprété avec minutie par Olivier Gourmet, s’est rendu responsable ? 

Politique mais pas didactique

Le réalisateur de 35 ans pointe un autre coupable : nous. Nous, les lecteur·rice·s, les spectateur·rice·s issu·e·s du monde occidental et qui dénonçons sans cesse le capitalisme tout en nous en nourrissant allègrement — autant Frank dans son costume-cravate que nous, spectateur·rice·s, paré·e·s des meilleures intentions. Au site français Allociné, Antoine Russbach explique : « À l’origine du film, il y avait l’idée de ces gens en costume-cravate que je voyais à Genève. Je me suis surpris à avoir un regard sur eux très simpliste. Je les voyais différents de moi. Je leur faisais porter tous les problèmes du monde. Puis je me suis réveillé : je me suis trouvé arrogant et j’ai refusé de penser ainsi. » C’est ce qui en fait un film politique, mais non militant. Le réalisateur constate, interroge, dénonce, mais ne nous dicte pas la solution : à nous de la trouver.

Stendhal disait du roman qu’il est « un miroir que l’on promène le long d’une route ». On pourrait en dire de même de Ceux qui travaillent. La caméra reflète les hommes, se met à leur hauteur. Elle est une lucarne, pas plus. D’un réalisme juste, intelligent et précis et ce, jusqu’au choix des décors qui se veulent le plus proche possible de la réalité : un open-space suisse, un foyer bourgeois, un port de commerce… Par ses plans rapprochés sur un quotidien épuisant, le film nous saisit, nous empoigne et nous pousse à la réflexion. Un projet courageux et nécessaire pour soudainement réaliser notre propre résilience ; une alerte aussi sur le risque de ne chercher l’épanouissement que dans le travail. Sans nul doute, il s’agit là d’un film à affronter, surtout pour nous au cœur de nos études. Nous qui travaillons et travaillerons, mais dans quelles conditions ? 


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