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Les oubliées du Siècle des Lumières

L’art de défier les normes à travers des portraits.

Élisabeth Vigée Le Brun, Marie-Antoinette en chemise, 1783

En 1791, alors que la Révolution française bat son plein, Olympe de Gouges répond à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen avec une Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. Une tentative admirable qui ne manquera pas de la mener sur l’échafaud deux ans plus tard, à la décision du Tribunal révolutionnaire. Celui-ci n’aborde pas la question des droits de la citoyenne, car les femmes sont, à l’époque, toujours subordonnées dans leur statut de mère et d’épouse, et ne sont pas considérées comme des individus à part entière. Et qui de mieux placé pour théoriser tout cela que des hommes ? Philosophes, écrivains et médecins ont apparemment tous leur mot à dire sur les limitations des attributs féminins, même à l’aube du Siècle des Lumières. 

Cette époque est souvent synonyme de renouveau artistique. Lorsqu’il en vient à traiter de peintres français, l’on entend beaucoup parler de François Boucher, d’Antoine Watteau et de Jean-Siméon Chardin. Peu de place est alors laissée aux femmes dans cette reconstitution historique. 

En creusant un peu, l’on réalise que, malgré leur nombre très limité, certaines femmes ont réussi à l’époque à être reconnues en tant qu’artistes. Pour la plupart d’entre elles, elles ont même osé défier les normes de leur époque. C’est le cas de trois peintres européennes : Élisabeth Vigée Le Brun, Adélaïde Labille-Guiard et Rosalba Carriera. Deux Françaises et une Italienne qui, à travers leurs portraits, ont su être en avance sur leur temps et innover dans leur manière bien particulière de définir la féminité.

La reine dans son intimité

C’est en 1783 qu’Élisabeth Vigée Le Brun, portraitiste officielle de la reine Marie-Antoinette, décide d’ajouter un peu de piquant aux portraits qu’elle fait habituellement. À la cour de Louis XVI, Marie-Antoinette est la femme du roi, la mère de ses enfants, mais rien de plus. Tous ses faits et gestes sont régulés et on ne lui demande rien d’autre que de s’afficher comme une bonne mère et une bonne épouse. Alors, quand Élisabeth Vigée Le Brun décide de représenter la reine non pas dans son rôle de mère ni d’épouse, mais comme une femme dans son intimité, la cour du roi n’apprécie évidemment pas.

Si, aujourd’hui, après un premier coup d’oeil à la peinture en tête de l’article, l’on pourrait penser que l’on est face à un portrait comme un autre, celui-ci est en réalité rapidement retiré de la sphère publique, car il est jugé choquant pour l’époque. La reine porte sur ce portrait une robe de chambre — un habit considéré bien trop intime pour être représenté en peinture —, ne porte également aucun bijou et pose dans un milieu qui semble mystérieux, sûrement sa chambre. D’après les critiques, non seulement donne-t-elle l’air d’être négligée et bien trop accessible pour sa fonction, mais en plus, elle semble être sur le point d’aller se coucher. Tous ces aspects sont considérés profondément inappropriés pour la France du 18e siècle, qui n’a pas l’habitude d’afficher publiquement ce qui relève de la sphère privée.

En guise de réponse, Vigée Le Brun exécute deux autres portraits afin de rassurer le public : un portrait de la reine avec ses enfants et un portrait (ci-dessus) sur lequel Marie-Antoinette est représentée conformément au portrait initial. Elle y affiche la même expression, la même posture et le même teint rosé. Seulement, cette fois-ci, elle est vêtue d’une robe flottante et pose en pleine nature, comme le veut la bonne conduite. On peut y voir une réponse ironique de la part d’Élisabeth Vigée Le Brun, qui se moque ouvertement des critiques et de leurs normes en leur délivrant un portrait quasiment identique à celui qui avait tant choqué les moeurs de son époque.

La profession de femme peintre

Avec Vigée Le Brun, Adélaïde Labille-Guiard est l’une des rares femmes à être admise au sein de l’Académie royale. Cependant, il reste bien difficile de s’imposer parmi ses rivaux masculins.

Ayant réussi à officiellement exercer la profession de peintre depuis ses vingt ans, elle se débat pour faire en sorte qu’un plus grand nombre de femmes soient reconnues dans le milieu artistique et puissent en faire leur métier. C’est donc dans cette optique qu’elle peint, en 1785, son Autoportrait avec deux élèves. Sur ce portrait, Adélaïde décide de se représenter en tant que femme active et occupée, ce que l’on voit rarement dans les représentations de femmes à l’époque. De plus, elle pose avec deux de ses élèves, ce qui montre non seulement qu’elle est capable d’enseigner (les maîtres d’art étant essentiellement des hommes), mais aussi qu’elle cherche à forger la prochaine génération de femmes artistes peintres. Enfin, elle affirme sa position en regardant directement le spectateur, mais sans pour autant lui dévoiler ce qu’elle est en train de peindre. 

Rosalba Carriera : femme et féminité

L’Italie du 18e siècle avait beau être légèrement plus ouverte que la France face à l’idée que les femmes artistes méritaient d’être considérées, il n’empêche que les normes et les règles relatives à leur bonne conduite étaient nombreuses. 

La carrière de Rosalba Carriera prend naissance alors que le courant artistique et architectural du rococo est en essor en Europe. Ce mouvement donne la priorité à la qualité esthétique et met souvent en scène des thèmes tels que l’amour, la passion et la beauté, dans des jardins pittoresques ou des salons à la décoration exubérante. La technique du pastel est souvent la favorite des peintres rococo, car celle-ci permet de manier des jeux de lumière et d’incorporer une certaine fluidité au sein de leurs oeuvres, dans laquelle de beaux courtisans et de jeunes bourgeoises sont souvent mis en scène en mouvement, en train de jouer ou de s’enlacer de façon théâtrale. 

Les femmes sont elles aussi mises à l’honneur dans beaucoup d’oeuvres de peintres rococo, mais plus seulement comme objets de désir, comme dans Les Hasards heureux de l’escarpolette (1767–1769) de Jean-Honoré Fragonard (ci-dessus).

Les travaux artistiques de cette époque révèlent donc que les femmes ont alors pour fonction principale de plaire. On les retrouve entourées de fleurs, de rubans, de couleurs joviales et douces. De plus, les traits féminins ainsi que la coquetterie des protagonistes sont souvent accentués et mis en valeur. 

C’est dans ce contexte que Carriera décide, en 1731, de produire un autoportrait qui en déconcerte plus d’un. Son Autoportrait en hiver (ci-contre) n’a rien à voir avec un portrait de femme habituel. Il est difficile d’ignorer que ses traits sont très masculins ; elle ne porte pas de maquillage, l’on ne remarque pas les joues et lèvres roses qui sont alors si appréciées sur les portraits rococo. L’utilisation de couleurs froides est aussi chose rare. Le fond devant lequel elle pose n’a aucun élément naturel ou chaleureux. On ne trouve sur son portrait presque aucun des symboles typiques de la féminité ; la preuve, même ses cheveux, habituellement dotés d’une forte symbolique féminine, ne sont pas visibles. Cependant, elle porte tout de même des boucles d’oreilles, comme pour nous rappeler que c’est bien le portrait d’une femme que l’on a face à nous. 

À travers cet autoportrait, Rosalba Carriera défie donc les normes de son époque et du mouvement rococo en montrant que, bien qu’elle n’ait pas l’air conventionnellement attirante ou coquette, elle reste une femme.

En creusant un peu, l’on réalise que, malgré leur nombre très limité, certaines femmes ont réussi à l’époque à être reconnues en tant qu’artistes.

Et après ?

Plusieurs siècles plus tard, les idéologies n’évoluent que très peu. En 1860, l’artiste Léon Lagrange publie dans La Gazette des beaux-arts un essai défendant une approche essentialiste de la femme dans l’art. Il explique que l’art noble et l’architecture sont réservés aux hommes, car ils requièrent plus de réflexion et demandent l’incorporation d’éléments esthétiques fins. Les femmes, selon lui, devraient se contenter de peindre des portraits, des miniatures ou des bouquets de fleurs. Palpitant.

À l’époque actuelle, l’on peut se demander si, réellement, les femmes ont réussi à prendre leur place dans le milieu des arts. Si l’on pense par exemple au cinéma ou à la musique, domaines encore largement dominés par les hommes, le chemin semble encore long avant une réelle parité. Les portraits de ces trois femmes courageuses, trop vites oubliées dans l’histoire de l’art, démontrent que pour faire avancer les choses, il faut parfois oser désobéir et se faire remarquer.


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