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Une défense de la sentimentalité

Être émotif est-il toujours synonyme d’irrationalité ?

Évangéline Durand-Allizé

« Nous voyons à l’oeuvre dans l’expérience de l’art une expérience véritable, qui n’est pas sans changer celui qui la fait et nous nous interrogeons sur le mode d’être de ce que l’on apprend ainsi. Nous pouvons espérer de la sorte une meilleure compréhension de ce qu’il en est de la vérité de l’art, qui vient là à notre rencontre. » – Hans-Georg Gadamer


La sentimentalité n’est que le jour férié du cynisme. Comme beaucoup de philosophes et d’auteurs avant lui, Oscar Wilde semble associer ici la sentimentalité avec un manque de rationalité et une incapacité à réagir adéquatement face à certains événements. L’écrivain James Joyce qualifiait d’ailleurs la sentimentalité comme « de l’émotion non méritée », comme s’il était nécessaire d’avoir vécu une expérience similaire à ce qui nous est présenté pour « avoir l’autorisation » d’être touché. 

À cet effet, se laisser emporter par ses émotions devant certaines productions artistiques ou cinématographiques est souvent critiqué étant donné que la sentimentalité, par définition, implique que l’on laisse place à des sentiments souvent jugés superficiels, ceci au détriment de la raison. Laisser échapper une larme devant le drame d’un film ou être fortement ému en observant une oeuvre d’art romantique n’est pourtant pas rare pour beaucoup. 

À cet égard, pourquoi certains font-ils preuve de sentimentalité ? Celle-ci est-elle nécessairement synonyme d’irrationalité ?

Adopter une approche sociétale

On prétend parfois que les personnes sentimentales jouent la comédie, qu’elles ne ressentent pas réellement ces émotions, et que c’est simplement dans un contexte particulier (une salle de cinéma, par exemple) qu’elles s’autorisent ces émotions régulièrement qualifiées de disproportionnées.

On adopterait donc un certain rôle lorsque l’on est présenté à une histoire dramatique ou à une oeuvre émouvante. On penserait reconnaître les intentions de l’artiste, comme si l’on savait que, devant telle ou telle oeuvre, l’on aurait le droit de se laisser emporter par l’émotion, car c’est cela même que l’on souhaiterait de notre part. On sait que, dans ce contexte précis, il n’est pas anormal de faire preuve de sentimentalité. La preuve est telle que beaucoup seraient capables d’être émus en regardant un documentaire concernant un événement tragique, mais pas s’ils en entendaient parler dans un cours d’histoire. Bien que les deux contextes transmettent les mêmes informations, la réceptivité est donc variable.

Cette approche sociétale de la sentimentalité n’est peut-être pas anodine. Après tout, c’est bien à cause du constructivisme social qu’une femme sentimentale sera plus susceptible d’être acceptée comme telle sur la place publique qu’un homme au même tempérament. 

Mais, même si toute cette sentimentalité n’était qu’un masque, peut-on qualifier celle-ci d’intrinsèquement mauvaise ? Il semble y avoir un consensus autour du fait que le jeu de la comédie, lorsqu’il est question de sentiments, n’est pas quelque chose de souhaitable. Cependant, le milieu artistique ou littéraire ne vit-il pas en grande partie aux dépens de ce que leurs oeuvres nous procurent ? 

Si la littérature ou le cinéma ne nous procuraient aucune émotion, il serait plus difficile d’apprécier la qualité esthétique ou narrative de l’oeuvre, et n’est-ce pas là l’une des visées de l’art ? Si l’on observait n’importe quelle oeuvre d’un point de vue purement objectif et détaché, sans la remettre dans son contexte ni se questionner sur la signification que l’on pourrait donner à celle-ci, alors on condamnerait un aspect crucial de la production esthétique, on lui enlèverait toute subjectivité. 

En ce sens, peut-être que, lorsqu’il est question de sentimentalité, nos ressentis sont exagérés, sans pour autant que cela n’implique qu’ils soient nécessairement inauthentiques. Ils reflètent alors de réels sentiments mis davantage de l’avant.

Une réassurance morale

Est-ce que l’on se sent mieux lorsque l’on remarque être ému par une certaine oeuvre ? C’est l’une des théories qui fut abordée afin d’expliquer la provenance de la sentimentalité. Pour certains, les personnes faisant preuve de sentimentalité le font pour se donner bonne conscience, pour pouvoir affirmer qu’elles sont bel et bien dotées de moralité en raison de l’émotion vécue devant telle production tragique.

Cependant, il semble douteux d’avancer que la réponse émotionnelle que l’on a face à certaines oeuvres puisse réellement témoigner de notre caractère moral. Si c’était le cas, il serait possible de reprocher à quiconque ne s’effondrant pas en regardant les nouvelles d’être insensible. Donc, bien que savoir faire preuve de sensibilité devant certaines productions puisse nous être rassurant, il est peu probable que ce soit une justification valable de la sentimentalité. 

Rationalité et mise en scène

Finalement, peut-être aurions-nous tout simplement besoin d’une mise en scène. L’être humain est impressionnable et, souvent, il suffit de quelques coups de feu et d’un morceau émouvant en arrière-plan pour faire d’un coup surgir des émotions ; on a beau être rationnel, une oeuvre romancée est plus susceptible de nous mouvoir que nos cours d’histoire, alors même que ceux-ci sont pourtant remplis d’atrocités sans nom. Devenons-nous systématiquement irrationnels lorsque l’on est face à une mise en scène ? Si l’on prend l’exemple d’une pièce de théâtre, il semblera plus facile d’être ému lorsque celle-ci est mise en scène plutôt qu’en la lisant simplement. Voir les émotions des personnages prendre vie devant nos yeux facilite souvent notre capacité à être empathique, puisque l’on peut se reconnaître dans les acteurs, dans leurs façons de réagir à certains évènements. De plus, l’immersion dans un décor et une performance peut également faire surgir certaines émotions puisque l’on se coupe en partie du monde réel pendant un moment. 

D’un point de vue puriste, il serait préférable de savoir apprécier la qualité d’une oeuvre sans que celle-ci ne soit mise en scène de manière à nous impressionner, cela afin d’être en mesure de prioriser le fond plutôt que la forme. En revanche, il ne semble pas impossible de pouvoir apprécier une oeuvre et d’y associer une réponse sentimentale tout en demeurant rationnel. Le spectateur est bien conscient que ce personnage qui s’effondre sur scène n’est pas réellement blessé, mais la façon dont celui-ci est mis en scène peut faire surgir certaines émotions, sans pour autant signifier que le spectateur n’a pas compris l’oeuvre d’un point de vue rationnel. 

En fin de compte, peut-être que l’idée selon laquelle les sentimentaux sont irrationnels réside dans l’incapacité à réellement discerner les motivations de ces derniers. Beaucoup ont réfléchi sur le sujet mais peu ont trouvé un motif précis qui pourrait expliquer pourquoi certaines personnes font preuve d’une réponse émotionnelle démesurée lorsque l’événement n’est que fictif ou s’est produit dans la vie de quelqu’un d’autre. Alors on pourrait se demander pourquoi la sentimentalité est-elle si souvent critiquée alors qu’il n’y a en réalité pas de moyen objectif de savoir ce qui distingue une réponse émotionnelle démesurée d’une réponse émotionnelle adaptée. De plus, même les émotions les plus sincères peuvent provenir d’un raisonnement irrationnel, mais ceci ne les rend pas moins authentiques.


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