À chaque campagne électorale, on appelle les électeurs et électrices à voter « avec leur cœur », avec « leurs valeurs », ou encore à ne pas « gaspiller leurs voix ». Cette année, Justin Trudeau a appelé au vote stratégique tandis que ce dernier a été critiqué et découragé par le NPD et le Parti vert. Le comportement stratégique des électeurs et électrices aurait ainsi mené à la déconfiture du parti de Jagmeet Singh, selon plusieurs membres du NPD, dont leur chef adjoint Alexandre Boulerice. Néanmoins, le vote stratégique mérite-t-il réellement toute l’importance qu’on lui accorde ? Ou est-ce plutôt un phénomène moins courant que l’on pourrait penser ?
Un concept précis
Le vote stratégique demeure passablement flou comme concept populaire. Dans la définition traditionnelle utilisée par les politologues, il s’agit d’un vote pour un parti qui n’est pas celui que l’électeur ou l’électrice préfère. En percevant correctement que son candidat ou sa candidate préféré A se fera battre par B, il choisit de voter pour le C (préféré à B) qui a des chances de battre B.
Ce qui pourrait brouiller les cartes est le fait que de nombreux électeurs et électrices adoptent leur comportement électoral à l’échelle nationale et que les partis en tête de la course ne sont peut-être pas les mêmes à l’échelle nationale ou à l’échelle du comté. Toutefois, la définition usuelle limite le vote stratégique à la circonscription. Par exemple, si quelqu’un est un partisan du Parti vert, et que le Parti vert est en tête dans son comté, mais pas à l’échelle nationale, et qu’il vote pour les libéraux pour « bloquer les conservateurs », on n’estime pas que le comportement est stratégique.
35% des votes ?
Le 29 octobre, Radio-Canada publiait un article titré « Le vote stratégique a été bien présent lors des élections fédérales » tandis que le 3 novembre, Le Devoir annonçait que « Le tiers des Canadiens ont voté stratégiquement aux dernières élections, selon un sondage Léger ». Pourtant, dans la littérature scientifique, la proportion d’électeurs et d’électrices votant stratégiquement ne dépasse pas les 10%. Qu’est-ce qui explique cette différence majeure ?
D’abord, comme l’a expliqué André Blais, professeur-chercheur en sciences politiques à l’Université de Montréal au Délit, « la définition utilisée du vote stratégique, on le devine implicitement, n’est pas la même ». En effet, le sondage Léger expose que « 35 % des gens ont dit avoir tenu compte du fait que leur vote pourrait empêcher un parti d’être élu ». Cette conception du vote stratégique est passablement plus large et plus subjective que celle proposée par la définition traditionnelle. André Blais souligne toutefois que « certains économistes priorisent une conception plus large du vote stratégique, où le comportement stratégique n’est pas limité à un vote pour un parti que l’on ne préfère pas ». Par exemple, préférer un parti plus populaire serait intrinsèquement stratégique, puisque celui-ci a une plus grande chance de gagner.
Alors, 35% des électeurs ont-ils voté stratégiquement ? Probablement pas, si on se fie à la définition courante du terme. Prendre en compte le fait qu’on veut empêcher un parti d’être élu, ce n’est pas la même chose que voter pour son deuxième choix. Aux dernières élections fédérales de 2015, ce sont plutôt 6,15 % des électeurs et électrices qui auraient voté stratégiquement. Il faudra cependant attendre plus de données sur les élections de cette année avant d’avoir un chiffre exact.
Un impact surestimé
Alexandre Boulerice a expliqué en Mêlée politique à Radio-Canada, en se basant sur les chiffres du sondage Léger, que plusieurs électeurs et électrices avaient voté « avec la crainte de voir les conservateurs revenir au pouvoir », ce qui a pénalisé le NPD. M. Boulerice mentionne aussi un comportement que l’on pourrait qualifier de faussement stratégique qu’il attribue à une conception erronée de notre système politique comme un système présidentiel. « Sur le Plateau Mont-Royal, il y a zéro chance et une barre que les conservateurs rentrent. C’était un comté NPD où Nimâ Machouf se présentait. Pour nous, on aurait pu le conserver si les gens n’avaient pas fait ce calcul [basé sur la peur des conservateurs] ».
André Blais estime quant à lui que blâmer l’échec d’un parti sur le vote stratégique est « plutôt exagéré, bien qu’il soit indéniable que celui-ci ait un rôle important [dans la configuration de la Chambre des communes] ». Les plus grands partis, dans ce cas-ci les partis libéral et conservateur, tirent leur épingle du jeu, tandis que les formations de moindre envergure, comme le Bloc Québécois, le NPD et le Parti vert sont pénalisés.
Un phénomène inévitable
Face au vote stratégique, Alexandre Boulerice a avoué que son parti ne savait pas sur quel pied danser : « On n’a pas nécessairement la bonne solution par rapport à ça, il va falloir éventuellement la trouver ». On ne peut avancer que tant qu’un parti n’occupe pas la première ou la seconde place dans le système politique, il sera pénalisé et perdra des voix aux mains des plus grands partis.
« L’une des possibilités aurait été une réforme électorale », a avancé M.Boulerice. Pourtant, il semblerait que changer de système électoral n’ait pas une grande incidence sur le vote stratégique. Une étude élaborée par Abramson et al. démontre que la proportion de votes stratégiques est similaire dans chaque système électoral, ce qui semble mettre en lumière qu’instaurer un mode proportionnel ou proportionnel-mixte ne ferait pas en sorte que les Canadiens et Canadiennes votent « avec leur cœur », comme l’a prétendu Jagmeet Singh. D’ailleurs, Thomas Gschwend, dans une étude réalisée en 2007, a conclu que 6% des Allemands avaient voté « stratégiquement », alors que leur système est précisément celui que le NPD souhaite adopter (proportionnel-mixte).
Bref, le vote stratégique n’est pas prêt de disparaître au Canada comme au Québec et il risque fort de continuer à faire le malheur, et le bonheur, des mêmes partis.