Le Délit (LD) : Professeur Norman Cornett, vous êtes un spécialiste de la religion, de la culture, des arts et de l’éducation. Commençons avec une question générale pour bien comprendre votre approche philosophique de l’éducation : comment définissez-vous votre approche dialogique de l’éducation, et qu’est-ce qui distingue l’approche dialogique versus une approche traditionnelle de l’éducation ?
Norman Cornett (NC) : D’abord, l’approche traditionnelle, voire magistrale, implique un·e professeur·e qui est en chair et devant une classe d’étudiant·e·s faisant un cours ; les étudiant·e·s prennent des notes, parfois il·elle·s posent des questions. L’approche dialogique, que j’ai créée il y a 32 ans maintenant, favorise plutôt un échange, une conversation, voire un dialogue entre le professeur et les étudiant·e·s de sorte que c’est un échange, il y a une interaction et elle est constante, elle n’est pas à la toute fin du cours ou pendant les heures de bureau, en consultation avec le professeur. J’estime que la priorité dans l’éducation supérieure, c’est de créer une ambiance non menaçante favorisant un débat d’idées, de sorte qu’à chaque fois que le·a professeur·e et les étudiant·e·s se rencontrent véritablement, il y a cette synergie entre le·a professeur·e et les étudiant·e·s. Évidemment, quand je parle de synergie, je ne peux m’empêcher de penser à Hegel : thèse, antithèse, synthèse. Dans l’éducation à son meilleur, il y a une thèse, il y a une antithèse, mais avant tout, il y a au bout du compte une synthèse de connaissances, de savoir entre le·a professeur·e et les étudiant·e·s.
De plus, pourquoi dire « dialogique » ? Il faut être honnête : j’emprunte ce mot de Mikhaïl Bakhtine, un critique littéraire et l’une des personnes les plus importantes en littérature du 20e siècle. Dans un livre publié par la University of Texas Press s’intitulant The Dialogic Imagination, vous voyez ce qu’est la semence, le noyau, de cette étincelle d’idées dialogiques. J’ai élaboré une philosophie dialogique de l’éducation parce que je me pose toujours la question — et là j’emploie l’expression technique, voire neurologique — de l’acquisition cognitive. Comment se déroule l’acquisition cognitive ? Comment pourrait-elle mieux se passer ? En voici pour moi le défi, en tant qu’éducateur et comme pédagogue. Moi, je suis professeur, et quand on est professeur comme moi, ça veut dire qu’on est un étudiant toute sa vie ! On est un étudiant éternel : j’ai toujours à apprendre, j’ai toujours à améliorer, à bonifier ma connaissance, mon savoir.
J’ai élaboré une philosophie dialogique de l’éducation parce que je me pose toujours la question de l’acquisition cognitive. Comment se déroule l’acquisition cognitive ? Comment pourrait-elle mieux se passer ?
Or, comment joindre l’utile à l’agréable, la théorie à la pratique ? Quand je suis en salle de classe, certes, je veux étaler les théories, mais il ne faut pas s’arrêter sur le plan théorique. Il faut également passer au plan pratique, de sorte que l’étudiant ou l’étudiante puisse s’approprier ce savoir, cette connaissance, cette discipline. Et ce qui me frappe beaucoup, c’est à quel point l’éducation supérieure de notre époque fait miroiter une société de consommation. Or, à l’origine, l’université, établie au Moyen âge, d’abord à Bologne en Italie, ensuite à Paris à la Sorbonne, puis en Angleterre à Oxford, consistait en un ensemble de communautés religieuses et spirituelles. J’estime que la quête de la vérité, la quête du savoir, la quête de la connaissance, est au fond une quête spirituelle qui correspond aux tréfonds de la condition humaine : à nos plus grandes aspirations, à nos rêves, à nos besoins affectifs, cognitifs, matériels et autres. En ce sens, je me suis toujours demandé : comment faire de la salle de classe non pas un lieu de consommation du savoir et de la connaissance, mais un lieu de contemplation ? Je me le demande, puisque pour moi, ce n’est pas assez d’être gavé de faits, de données, de formules ; il faut assimiler la connaissance, le savoir. Or, assimiler le savoir, ça prend du temps. Que disait Socrate ? Il affirmait que « la vie irréfléchie ne vaut pas la peine d’être vécue ». C’est ainsi devenu le premier principe — en termes philosophiques — et également la raison d’être de ma philosophie dialogique de l’éducation, qui se base sur ce premier principe de Socrate : faire de la salle de classe un lieu de réflexion plutôt qu’un lieu de consommation de faits, de données, de formules, ainsi de suite.
LD : Après avoir dressé ce portrait philosophique des principes de votre approche, je voudrais renvoyer à — comme vous disiez — la praxis, et donc vous demander : à quoi ressemble l’expérience d’un atelier dialogique du point de vue de l’étudiant ? Comment s’y sentons-nous et quels genres d’activités y faisons-nous ?
NC : Alanis Obomsawin a réalisé ce documentaire [Professeur Norman Cornett, disponible sur le site de l’ONF, ndlr] et dans celui-ci, vous voyez ce que l’on faisait couramment dans chacune de mes classes. On recevait le premier ministre du Canada, le très respecté Paul Martin, dont vous avez une photo dans le film d’Alanis Obomsawin. On recevait le juge de la Cour suprême du Canada, l’honorable Charles Gonthier. On recevait vraiment des sommités, dans leurs disciplines respectives. Mais, si vous invitez le premier ministre du Canada dans votre classe pour dialoguer avec vos étudiants et étudiantes, il vous incombe de faire vos devoirs ! Vous ne pouvez pas déplacer les gens de la sorte sans venir fin prêt·e à dialoguer et fin prêt·e à parler en connaissance de cause. Donc, dans le cas de Paul Martin, à l’époque où il est venu dans l’une de mes classes, il était l’un des deux coprésidents d’une commission établie par l’ONU sur la forêt tropicale en Afrique. L’autre coprésidente, malheureusement décédée aujourd’hui, était nobélisée. Eh bien, Paul Martin avait écrit des textes pertinents sur le sujet. À mon avis, les questions climatiques, ça nous concerne tous. Comment ne pas aborder cela ? Parce qu’il y a des applications morales, il y a des applications éthiques et même spirituelles : surtout sous un jour des Premières Nations, qui, elles, ne font pas ce divorce entre le monde matériel et le monde spirituel. Cette planète qu’on habite, c’est l’esprit par excellence. C’est le Grand Esprit, sous un jour des Premières Nations.
Or, je me suis rendu compte également que si j’invitais des gens et que je leur disais préalablement « le premier ministre va venir dans la classe pour parler avec vous », tout le monde se figerait ! J’ai pris de concert Paul Martin parce qu’il s’est demandé « mais comment est-ce ça va se passer ? », tout comme vous venez de me le demander. Donc, lui et moi ensemble, on a choisi des extraits de textes importants composant la pierre angulaire de sa politique écologique sur l’environnement. Afin de ne pas figer les étudiants et étudiantes, j’ai biffé son nom, j’ai biffé le titre de l’essai ou du texte, du chapitre, du livre dont il était l’auteur. J’ai biffé les pages, de sorte qu’ils n’avaient que le texte devant eux ! Et tout ça, ça se fait des semaines et des semaines avant qu’il n’arrive en classe. Durant ces semaines, j’invite tous·tes les étudiant·e·s à penser, mais librement ! Parce qu’il faut aiguiser, il faut développer, il faut favoriser un esprit critique. Qu’est-ce qui nous empêche de faire ça ? La peur, la crainte, l’anxiété : « comment est-ce que moi je peux questionner le premier ministre du Canada ? » Alors, du moment — et j’appelle ça « démystifier la matière » — du moment qu’on démystifie la matière et qu’on crée ce que moi j’appelle une ambiance non menaçante de l’éducation, eh bien là, l’étudiant·e n’a pas peur de penser pour soi-même, de s’exprimer pour soi-même, de questionner, d’interroger, et ça pique sa curiosité. En ce sens, la curiosité, c’est la force motrice de l’éducation, de cette quête du savoir et de la vérité. Donc, ce qu’il nous faut faire en tant que pédagogues, c’est favoriser, cultiver, inciter la curiosité dans la classe universitaire, et je me demande toujours dans quelle mesure est-ce que l’on permet, et même que l’on promeut, la curiosité dans la classe ? Du moment que cela se déroule dans une relation inégale, où moi je suis le grand spécialiste et vous, vous êtes des vases que je vais remplir de ma connaissance, de mon savoir, dans quelle mesure peut-il y avoir une curiosité ? Cela ne favorise rien ! D’ailleurs, quand on parle du principe opérateur de ma philosophie dialogique de l’éducation, c’est celui-ci : « il n’y a qu’une mauvaise question : celle qu’on ne pose pas. »
C’est pourquoi il faut démystifier : il faut créer cette ambiance positive qui accueille les questions, qui accueille la curiosité, qui pousse au dépassement de la simple répétition visant à simplement apprendre par cœur, cela dans le but de réfléchir, d’assimiler, et d’ensuite établir un rapport personnel. Je dois dire, quand l’on parle de philosophie et de sciences des religions, le philosophe juif Martin Buber a un mot intéressant : « I and thou » [moi et toi]. J’estime que toute connaissance, tout savoir, toute éducation se passe dans cet interstice entre vous et moi, dans la rencontre des imaginaires du·de la professeur·e et de l’étudiant·e. Je me suis rendu compte aussi que si l’on veut vraiment prendre au sérieux la question de l’éducation, il faut se demander : comment favoriser l’épanouissement de l’étudiant·e ? Si il·elle·s veulent s’épanouir, il faut créer cette ambiance qui met tout en place pour l’épanouissement de l’étudiant·e. Combien de fois ai-je vu l’étouffement de l’étudiant·e, de sa curiosité et de sa confiance ? Vous savez, mes étudiant·e·s écrivent tout à la main. C’est très important, la connexion entre le cerveau et la main, c’est neurologique, puisque les synapses se constituent de la sorte. Savez-vous combien c’est valorisant qu’un·e étudiant·e entende le·a professeur·e lire à haute voix, devant le premier ministre du Canada, le point de vue et la pensée de cet·te étudiant·e à propos d’un texte du premier ministre du Canada ? « Même moi, je peux questionner le premier ministre du Canada ? Même moi, je peux mettre au pied du mur le juge de la Cour suprême du Canada ? » Eh bien oui ! Parce que le grand défi, c’est de vous aider à réaliser votre potentiel, et votre potentiel est presque sans limites.
Il faut créer cette ambiance positive qui accueille les questions, qui accueille la curiosité, qui pousse au dépassement de la simple répétition visant à simplement apprendre par cœur, cela dans le but de réfléchir, d’assimiler, et d’ensuite établir un rapport personnel
LD : Donc, vous invitez une sommité dans votre classe. Une fois que la date est fixée, vous préparez vos étudiant·e·s à la rencontre par le dialogue. Ensuite, vous biffez les noms pour qu’il·elle·s n’aient peur ou ne soient intimidé·e·s. Vous les amenez à exprimer leurs pensées sur le sujet et lors de la rencontre, vous les mettez directement en dialogue.
NC : Et je dois ajouter : à aucun moment ne savent-il·elle·s que le premier ministre, un bon jour, va se présenter dans la classe ! [rires] L’élément de la surprise, c’est l’émerveillement ! Il faut émerveiller les étudiant·e·s, maintenant, et on a les moyens de le faire ! L’émerveillement est ô combien motivant dans l’éducation ! Donc, tout d’un coup, un juge de la Cour suprême du Canada entre dans la classe ; à un autre moment, c’est l’assistante secrétaire de l’ONU. Là, il·elle·s savent que tout ce boulot, tout ce travail, toute cette discipline, cette rigueur, ça valait la peine. Parce que là, vous avez payé vos dus et vous avez rencontré en personne, ou le premier ministre du Québec, comme je l’ai fait avec Lucien Bouchard, avec le docteur Jacques Parizeau, avec Preston Manning, celui qui a fondé The Reform Party, ou encore comme je l’ai fait avec le docteur Ed Broadbent, du NPD. Quand ils rencontrent ces gens, ça leur donne une vision ! « Même moi je peux devenir ça ! »
LD : Grâce au dialogue ?
NC : Exactement ! « Si je peux tenir tête au premier ministre du Canada, il n’y a rien que je ne puisse pas faire ! » [Rires]
LD : Quels seraient les changements pour la société sur le plan intellectuel et sur le plan moral si votre approche dialogique était adoptée de façon universelle, à tous les niveaux de l’éducation ? Pour poser la question différemment : à quoi ressemblerait le monde dialogique de Norman Cornett ?
NC : Dans un premier temps, je dirais que l’on apprendrait à réfléchir plutôt qu’à agir sur le fait, dans l’instant même. On réfléchirait avant d’agir, avant de consommer. La vie irréfléchie ne vaut pas la peine d’être vécue. Ce serait un monde de réflexion. Je ne peux m’empêcher de penser à Pétrarque, penseur clé à la Renaissance : Pétrarque concevait toujours que le dilemme devant lui, devant nous tous en tant qu’êtres humains, c’est le choix entre une vie d’action ou une vie de contemplation. En ce sens, je crois qu’il faut trouver la juste mesure. Trouver cet équilibre entre action et réflexion. Surtout : bien réfléchir avant d’agir et ne pas céder à une réponse qui est irréfléchie, qui n’est pas pensée, qui n’est pas pesée. Ce serait un monde, une vie, en dialogue. Plutôt que de vivre en vases clos comme dans des silos, on serait dans une conversation collective sur la raison d’être de l’existence humaine et sur comment l’on pourrait faire mieux dans ce monde. Ce serait un monde qui nous sensibiliserait à l’autre, à l’altérité, parce que le dialogue sous-entend que je prends le temps d’être à l’écoute. La clé de l’enseignement, ce n’est pas le·a professeur·e qui parle, c’est le·a professeur·e qui écoute. J’ai créé un espace d’écoute de mes étudiants et étudiantes. De connaître leurs besoins affectifs, de prendre connaissance de leurs rêves, de leurs aspirations. Si tous·tes faisaient de la sorte, ce serait un monde, une vie où les gens s’épanouisseraient, réaliseraient leur potentiel. Ce serait l’antithèse de cette vision fonctionnaliste où l’on est des automates, des robots, qui remplissent une fonction. Fernand Braudel, l’historien français, parlait de la longue durée : ce serait une vie et un monde où l’on ne vit pas pour l’instant même, mais pour la longue durée. De sorte que l’on vit non pas pour ici, maintenant, mais pour d’autres, ailleurs. Ceci, afin d’assurer la permanence de l’humanité, de la planète.
LD : Je remarque quelque chose de très important dans ce que vous venez de dire, c’est-à-dire cette mention de l’altérité. Croyez-vous que l’approche dialogique de l’éducation favorise l’inclusion d’étudiant·e·s qui proviennent de groupes identitaires marginalisés ou opprimés ?
NC : Oui. Prenons l’exemple de l’Islam. J’ai invité des spécialistes musulman·e·s afin de favoriser un dialogue entre l’Occident et l’Orient. Toute la pensée, cette idée de l’orientalisme — Edward Saïd en parlait — c’est ce regard exotique de l’altérité de l’autre. C’est pourquoi je les ai invité·e·s constamment dans mes cours. Y compris des penseur·se·s, des poètes, des romanciers, romancières LGBTQ. Pour moi, c’était essentiel ! Cela relève de dimensions morales et éthiques en sciences des religions et, par le fait même, comporte une matière importante pour l’enseignement. Le dialogue, c’est la plaque tournante pour répondre à l’altérité. Je vous donne un exemple : c’est très facile parler de comment ça se passe ailleurs si on n’y est jamais allé. Donc, voulant que l’on comprenne le Tibet, le bouddhisme au Tibet, j’ai invité l’interprète personnel du Dalaï-Lama, le docteur Thupten Jinpa, de Cambridge University [rires]!
Vous savez, il y a une approche hautement réductionniste, pour ne pas dire industrielle — c’est pour ça que je parle de la connaissance comme consommation — on parle de « manufacturing consent » [manufacturer le consentement]. Il y a un danger bien présent, imminent même : « manufacturing education » [manufacturer l’éducation]. Cette approche industrielle, pour les masses. Vous savez, il n’y a rien qui puisse nous humaniser comme l’éducation. À son meilleur, l’éducation est l’expérience la plus humanisante dans la vie d’une personne. Comment se fait-il que l’éducation supérieure est devenue si déshumanisante, industrielle, à la chaîne ? Or, il n’y a aucun être humain qui est pareil comme un autre et c’est pourquoi il faut personnaliser, voire individualiser l’éducation. C’est pour cette raison que le dialogue est si important. Dans le cours durant lequel j’ai reçu le premier ministre du Canada, il y avait un minimum de 70 étudiants et étudiantes. Il·elle·s avaient tous et toutes un seul et même texte. Vous savez combien de réponses j’ai eues ? 70. Que disait Merleau-Ponty ? Chaque perception est une interprétation. Suivant cela, 70 étudiant·e·s ont perçu et interprété de 70 façons différentes un seul et même texte. On crée le dynamisme dans l’éducation supérieure quand l’on aborde l’enseignement avec la pensée de Merleau-Ponty. Chaque perception est une interprétation. L’étudiant·e qui m’entend lire à haute voix sa perception, son interprétation ; cela valorise sa condition humaine ! C’est pour cela que je dis : dans mon monde, on ne serait pas des machines, on ne serait pas simplement des robots fonctionnels, on serait des êtres humains pleinement réalisés. Actualiser notre potentiel, voilà ce dont il est question. L’éducation se doit d’être l’expérience la plus humanisante.
À son meilleur, l’éducation est l’expérience la plus humanisante dans la vie d’une personne. Comment se fait-il que l’éducation supérieure est devenue si déshumanisante, industrielle, à la chaîne ?
LD : Vous parlez beaucoup de l’importance de réaliser son potentiel : tout à l’heure, quand vous parliez de votre monde idéal, vous parliez de l’importance de valoriser la contemplation autant que l’action. L’étudiant de philosophie en moi pense ici à Aristote. Je me demande : pensez-vous que la philosophie d’Aristote, basée sur l’importance de l’épanouissement de l’être humain, sur l’importance de réaliser son potentiel, pensez-vous que cette philosophie-là, serait une base à utiliser en éducation afin de concevoir un système de l’avenir meilleur que le système présent ?
NC : Certainement. J’ai cité déjà à plusieurs reprises Socrate [qui a influencé Aristote]. Donc, je dirais que oui. Si on allait dans l’esprit de Socrate, de « la vie irréfléchie ne vaut pas la peine d’être vécue », je crois que ça pourrait beaucoup nous aider. Que veut dire, d’ailleurs, « philosophie » ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
LD : L’amour du savoir, de la sagesse.
NC : L’amour. Alors, vraiment, notre défi comme éducateur·rice·s, comme pédagogues, c’est de communiquer, de véhiculer un amour de la connaissance, un amour du savoir, un amour de la vérité et de sa quête. C’est précisément cela que j’ai vu à maintes reprises : au lieu d’aimer la matière, les étudiant·e·s en développent une antipathie ! Or, il nous faut changer de paradigme dans le but de favoriser l’amour de la connaissance, l’amour du savoir, l’amour de la vérité. Et ça, ce n’est pas à coups de bâtons que ça va s’apprendre. Il s’agit de communiquer une vision, un idéal, une aspiration, un rêve, et de comment le réaliser. Je dois dire, pour chaque discipline, il y a une méthodologie ; mais cette méthodologie n’est pas une fin en soi ! Ce n’est que le début. Alors, il faut cheminer du début jusqu’à la réalisation plutôt que de laisser les étudiant·e·s sur leur faim et dire « il n’y a que ça ». Il y a tellement plus que ça. Pour moi, il faut communiquer un attrait irrésistible au savoir, un attrait irrésistible à la connaissance, un attrait irrésistible à la vérité, à sa quête. Mais pour ça, il faut savoir motiver.
Or, il nous faut changer de paradigme dans le but de favoriser l’amour de la connaissance, l’amour du savoir, l’amour de la vérité. Et ça, ce n’est pas à coups de bâtons que ça va s’apprendre. Il s’agit de communiquer une vision, un idéal, une aspiration, un rêve, et de comment le réaliser
Conséquemment, lorsque j’ai invité le premier ministre du Canada, lorsque j’ai invité le juge de la Cour suprême, lorsque j’ai invité les premiers ministres du Québec, c’était dans le but de motiver les étudiant·e·s. Sans la motivation, où allons-nous ? Ça devient banal, ça devient sec, ça devient… sclérosé. Il faut insuffler une vie dans l’éducation.
LD : Donc, le fait d’établir un dialogue avec une sommité créerait une façon d’être en mesure de s’imaginer devenir comme l’autre ?
NC : Et ça les motive ô combien ! D’ailleurs, je dois vous dire : trois jours après la rencontre dialogique avec le premier ministre du Canada, j’ai reçu un appel d’Ottawa. Une dame est au téléphone et elle dit : « Je suis la secrétaire du très honorable Paul Martin. Vous êtes le professeur Cornett, n’est-ce pas ? » Je dis : « Oui. Il aimerait vous parler. » Donc, elle me passe le premier ministre du Canada, puis il dit : « Professeur Cornett, je dois vous dire, je reçois tellement d’invitations dans les universités et ça me fait de la peine, je dois les refuser, à un point tel que je n’en accepte maintenant que quelques-unes, et seulement pour les études supérieures. » Cela, alors que lorsqu’il est venu dans ma classe, c’était avec les étudiant·e·s du premier cycle. Il me dit ensuite : « Et je dois vous avouer, ce qui s’est passé dans votre cours il y a trois jours, c’est la plus grande expérience pédagogique que je n’aie jamais vécue. »
LD : Donc les sommités apprennent aussi ?
NC : [Rires] Parce que « de la discussion jaillit la lumière » ! Il faut favoriser la discussion ! Dans quelle mesure, dans nos cours, dans nos salles de classe, est-ce qu’on emploie cette expression qu’on attribue à Voltaire ? De la discussion jaillit la lumière ! Y a‑t-il de la lumière ? Y a‑t-il de la discussion ? Est-ce que ça se fait entre tous·te et chacun·e ? Ou est-ce que c’est sens unique ? L’éducation n’est jamais sens unique. C’est toujours une synthèse. C’est toujours dans l’interstice. C’est toujours dans l’échange, dans le « I and thou » de Martin Buber.
LD : Comment voyez-vous le futur de l’éducation, avec les systèmes d’éducation qu’on a en ce moment, c’est-à-dire les systèmes traditionnels ? Donc, de la façon dont les choses vont en ce moment, quel genre de société pensez-vous qu’on va créer dans les prochaines décennies ?
NC : Je prends en exemple le Québec, puisque c’est là où on est. D’abord, le Québec a un des taux de décrochage les plus élevés dans le monde développé. Ça, c’est fort ! Et moi, je parcours les universités au Québec, et je dois vous dire : ce n’est pas parce que les jeunes du Québec sont moins intelligents, moins capables, loin de là. C’est parce qu’on ne rencontre pas leurs besoins affectifs et parce que la façon traditionnelle ne correspond pas aux besoins affectifs. Et deuxièmement, il faut faire place à la créativité, à l’imagination. Pourquoi est-ce que les jeunes ici au Québec passent tellement de temps sur les jeux vidéo ? Parce qu’on leur donne [par les jeux vidéo] la possibilité de faire ce qu’ils ne peuvent pas. Et c’est ça : il faut créer un espace qui laisse place, qui favorise la créativité et l’imagination. Ils s’ennuient à mort ! Et ils décrochent, ils débarquent, ce n’est pas faute d’intelligence, ce n’est pas faute de talent, de capacité, non ! C’est parce qu’on ne rencontre pas leurs besoins affectifs et on ne crée pas un espace pour leur imagination, pour leur créativité, pour leur pensée et pour leur expression de soi. Les jeunes, tout comme les étudiants universitaires, se sont rendus compte que l’éducation, telle qu’ils la vivent, c’est huis clos ! Il faut ouvrir les horizons, il faut montrer toutes les possibilités, il faut faire place ! De la prématernelle jusqu’au post-doc, il faut faire place à l’expression de soi dans l’éducation.
Autre chose, et c’est aussi important : vous savez quel est le taux de mortalité professionnelle chez les enseignants et enseignantes au Québec ? Il y en a peu qui font plus que cinq ans. La plupart ont fait des études ici même, à Montréal. Ils ou elles font des études en sciences de l’éducation et rêvent de communiquer leur savoir, leurs connaissances, de cheminer avec ces petits ou avec ces ados. Mais ils vivent le surmenage, le burnout ! Il nous manque des enseignants, il nous manque des enseignantes ! Donc, je dis : il nous faut une refonte de fond en comble du système de l’éducation. Parce que ça ne marche pas pour les élèves et les étudiant·e·s, et ça ne marche pas pour les enseignants et les enseignantes. Il faut se rendre à l’évidence : selon les statistiques, si on a un tel taux si élevé de décrochage, si on a un taux si élevé d’enseignants et enseignantes qui désistent en moins de 5 ans, il y a quelque chose qui ne marche pas rond. Or, je prône une renaissance dans l’éducation. Parce que — et là, c’est le spécialiste en sciences des religions qui parle—le Christ avait dit, dans les évangiles : « L’homme n’est pas fait pour le sabbat, mais le sabbat pour l’homme. » Les élèves et les étudiant·e·s ne sont pas faits pour le système : c’est le système qui doit être fait en conséquence des étudiant·e·s et des enseignant·e·s. Parce que je vous assure : pourquoi est-ce que beaucoup d’enseignants et enseignantes vont dans l’enseignement d’abord, ou font des études ? À cause de la dimension affective. Mais dans quelle mesure y a‑t-il la dimension affective quand on entasse des jeunes ? Dans quelle mesure est-ce que c’est humain de demander à un petit de rester assis une, deux, trois, quatre heures, cinq heures par jour ? Dans quelle mesure est-ce que c’est réaliste et humanisant de penser à un jeune, une jeune, de 19, 20, 21 ans, de passer une heure, deux heures, trois heures, cinq heures, six heures, chaque jour assis, sans jamais pouvoir bouger ou s’exprimer ? C’est déshumanisant ! C’est le contraire de ce qu’il faut viser dans l’éducation. Nous sommes des êtres humains qui n’ont pas seulement un cerveau, on est sensoriels aussi !
LD : Quand vous pensez à l’avenir de l’éducation, à l’avenir de la société québécoise et aux conditions traditionnelles de l’éducation qui sont au pouvoir en ce moment, où voyez-vous l’espoir ?
NC : Je suis père de trois enfants qui sont tous adultes, bien plus âgés que vous-même. Je suis grand-père de sept enfants, de sept petits-enfants. Je vois l’espoir dans chaque être humain : c’est là où je vois l’espoir. Et tant qu’on a des jeunes, des ados et des aînés devant nous, il y a de l’espoir. Et, en passant, croyez-le ou non, l’avenir de l’éducation, c’est avec les aînés. Depuis 2015, dans la population du Québec, la population du Canada et la population de l’Amérique du nord, la balance a changé : il y a plus d’aînés qu’il y a de jeunes maintenant. Autrefois, on pensait qu’à 65 ans, on ne pouvait plus rien apprendre, on disait en anglais you can’t teach an old dog new tricks, mais on sait maintenant par les études neurologiques : c’est complètement faux. C’est un stéréotype, c’est une caricature. Tant et aussi longtemps qu’on met devant les êtres humains —peu importe leur âge—des défis, le questionnement, la curiosité, eh bien on favorise la plasticité neurologique, cérébrale. Vous savez, moi je garde ce premier principe pédagogique que j’ai formulé : quand je fais des conférences, que ce soit en Allemagne, en France, aux États-Unis, ailleurs au Canada ou bien ici au Québec, je dis que la clé de l’enseignement, c’est d’enseigner à l’enfant dans l’adulte. Parce que jusqu’à notre dernier souffle, on se perçoit, à l’intérieur de soi-même, comme un enfant. Or, pour l’enfant, tout est possible. Voilà l’espoir.
NDLR : Le Professeur Cornett participera à l’exposition « Petits Formats » d’Archive Art Contemporain le 16 novembre en collaboration avec plusieurs artistes, ainsi qu’à une rencontre dialogique le 18 novembre prochain avec la Société de Pastel de l’Est du Canada.