La liberté est le noyau autour duquel toutes nos considérations doivent graviter, nous dit Simone de Beauvoir, pilier de la philosophie existentialiste. Dans Pour une morale de l’ambiguïté, publié en 1947, elle pose l’exercice de la liberté comme identique non seulement à la vie morale, mais également à la poursuite du bonheur.
Cet essai, véritable appel à vivre pleinement ou, selon l’expression de Beauvoir, à « se jeter dans l’existence », captive par le goût de la vie qui s’en dégage.
L’existentialisme
Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale s’impose l’indéniabilité des réalités plus sombres de l’existence humaine : inéluctabilité de la mort, subjectivité des valeurs, éphémérité des choses…
La philosophie existentialiste, nous dit Beauvoir, n’admet pas de dieu, c’est-à-dire d’être parfait, inchangé dans le temps, qui serait la source de principes universels (LA justice, LA etc.). La morale
est proprement humaine ; il en tient à l’individu d’établir les valeurs et les priorités qui le guideront tout au long de sa vie. Ainsi confiés à la subjectivité de chacun, ces choix peuvent admettre des erreurs, et donc engendrer des échecs. C’est pourquoi cette liberté, fait inéluctable, est source d’angoisse. Ce sont de ces échecs et de cette angoisse dont nous parle Beauvoir dans Pour une morale.
La philosophe est pourtant très loin de pécher par excès de pessimisme. L’humain peut, nous dit-elle, réaliser positivement sa liberté et tirer satisfaction de son expérience humaine. En quoi consiste donc, ou à quoi reconnaît-on, l’exercice de cette liberté dont parle Beauvoir ? Elle la définit comme l’agencement des comportements, actions et choix qui découvrent davantage de possibilités à l’humain.
Soit. Comment, donc, la réaliser positivement ? En embrassant, dit-elle, l’ambiguïté fondamentale de toute expérience humaine.
L’expérience humaine
Dès les premières pages, Beauvoir définit cette ambiguïté fondamentale : « […] a vérité de la vie et la mort, de ma solitude et de ma liaison au monde, de ma liberté et de ma servitude, de l’insignifiance et de la souveraine importance de chaque homme et de tous les hommes. […] Essayons d’assumer notre fondamentale ambiguïté. C’est dans la connaissance des conditions authentiques de notre vie qu’il nous faut puiser la force de vivre et des raisons d’agir. » Comment, donc, assumer cette ambiguïté pour ne pas la subir ?
L’angoisse de l’ambiguïté dont Beauvoir parle peut partiellement se résumer à une difficulté d’embrasser le temporaire et l’incontrôlable. Beauvoir met en garde contre les « éthiques consolantes », qui s’efforcent « de réduire l’esprit à la matière, ou de résorber la matière dans l’esprit, ou de les confondre au sein d’une substance unique. » Elles consolent parce que, selon Beauvoir, elles cherchent à évacuer le temporaire ou l’incontrôlable, parfois les deux, de l’expérience humaine.
Il faut, donc, résister à la tentation d’aller y chercher refuge. Il nous est permis de le constater : il ne s’agit pas d’une tâche aussi mince que cela puisque ces « éthiques consolantes », produits d’un nombre faramineux de philosophies dans lesquelles Beauvoir inclut entre autres le platonisme, le stoïcisme, le bouddhisme et le christianisme, ont dominé les débats philosophiques pendant des centaines d’années. Il le faut pourtant ; les conséquences d’un échec en cette matière sont majeures, prévient-elle. Elle nous propose, au chapitre 2 de Pour une morale, un tour d’horizon des types de personnes prisonnières de leur condition humaine, c’est-à-dire qui en refusent l’ambiguïté.
Parmi les plus effrayants, « l’homme sérieux » qui, « méconnaissant avec mauvaise foi la subjectivité de son choix, […] prétend qu’à travers lui s’affirme la valeur inconditionnée de l’objet ». Écrasé sous le poids de sa propre liberté, l’ « homme sérieux » érige ses valeurs en universaux afin d’échapper au risque de l’échec. Sa fuite est un vœu : il mise, de toutes ses forces, sur une forme de vérité éternelle. Sa vie, perpétuelle fuite, constitue la forme la plus achevée de l’échec humain.
Une nécessaire tension
Beauvoir le répète : toute personne doit avoir pour seule fin ultime la liberté, la sienne et celle des autres, qui dépendent l’une de l’autre. Tout ce qui permet de l’atteindre doit être considéré comme un moyen ou une fin temporaire. Les gens tendent à confondre les deux, non par pure bêtise, mais parce que cette fin ultime qu’est le libre épanouissement de l’humain n’est jamais parfaitement atteinte.
Lutter pour le triomphe d’une cause dont on ne verra jamais l’aboutissement peut être épuisant, frustrant ou angoissant. Ainsi, l’humain fait naturellement de certains moyens des fins, ayant l’impression d’accroître son emprise sur les choses. Les structures sociales dont il pourra critiquer et améliorer le fonctionnement deviendront elles-mêmes, par exemple, des fins ultimes. C’est aussi la tendance de l’ « homme sérieux », qui fera, par exemple, d’un parti politique, en lui-même, une fin.
Cette impossibilité d’atteindre ces fins vers lesquelles il faut pourtant tendre est cause d’une tension, voire d’un inconfort, parfois difficile à supporter. Optimiste, Beauvoir refuse pourtant de voir dans cette irréductible ambiguïté, dans cette tension, une condamnation au sens tragique du terme. Elle en fait plutôt le moteur de toute action signifiante ; la distance entre la réalité et la réalité souhaitée, sans cesse à combler, pousse l’humain à conquérir toujours plus au détriment de sa propre liberté.
C’est le double problème du temporaire et de l’incontrôlable que nous retrouvons ici. Le temporaire engendre de la souffrance parce que la distance entre ce qui est, en opposition à ce qui a été ou à ce qui sera, est vécue comme un manque. L’expérience est similaire pour l’incontrôlable, où ce qui est est comparé à ce qui aurait pu être ou à ce qui pourrait être. Or, l’humain n’existe réellement qu’en « se faisant manque d’être », écrit Beauvoir. Ainsi, l’on cesse de subir les limites de l’expérience humaine dès lors que nous comprenons la liberté comme synonyme de mouvement. Les « éthiques consolantes » cherchent à annuler cette tension vitale, mais, dit-elle, l’existentialisme comprend l’humain comme une contradiction qui n’a pas à être résolue.
Bien qu’il examine de près et en détail l’angoisse, la fuite et l’échec, Pour une morale de l’ambiguïté ne constitue pas seulement une série de portraits d’antihéros. Au terme d’une navigation hasardeuse à travers de nombreux exemples de vies échouées, présentées dans un vocabulaire mirobolant, de Beauvoir nous gratifie d’exemples plus heureux. À l’inverse de l’ « homme sérieux », de nombreux scientifiques et artistes, dit-elle, semblent avoir intégré ces composantes essentielles de l’expérience humaine que sont le temporaire et l’incontrôlable.
La science ou l’art « sont des conquêtes indéfinies […]. L’art révèle le transitoire comme absolu ; et comme l’existence transitoire se perpétue à travers les siècles, il faut aussi qu’à travers les siècles l’art perpétue cette révélation qui ne sera jamais achevée ». Séries d’expérimentations au sommet des connaissances d’une époque donnée, elles découvrent sans cesse de nouvelles possibilités à l’humain, sans que leurs moments ne s’imposent comme aboutissement de l’Histoire. Or la morale, et par extension, la liberté, affirme Beauvoir, gagneraient à être perçues et vécues comme la science et l’art.
Oeuvres de Simone de Beauvoir
Pour une morale de l’ambiguïté
Le deuxième sexe
Mémoires d’une jeune fille rangée
Les Mandarins
La vieillesse